La force de la fragilité. Etonnant voyage dans le désespoir.

Mai 2007, mai 2012. Drapeau tricolore sur le tag de la station Belvédère. Liberté guidant le peuple. Deux semaines plus tard, plongé pendant le transport du matin dans la lecture des nouvelles de Conrad (fantastiques Jeunesse, Coeur des ténèbres, Typhon …), évadé le soir dans la relecture de la Légende des Siècles de Victor Hugo, me voici le temps d’un week-end au Festival « Etonnants voyageurs ».

Nous participons à un dialogue « La force de la fragilité » organisé par Yvon Le Men. Me voici interpellé par une bannière verte en blanche constellée d’étoiles rouges. Maram Al-Masri, poète, qui m’avait déjà tellement touché avec les portraits de femmes meurtries de « Les âmes aux pieds nus » mais aussi avec les déclaration d’amour de « Par la fontaine de ma bouche« .

Maram ne peut contenir ses larmes en écoutant sa jeune compatriote syrienne, Samar Yazbek, réfugiée en France depuis mi 2011. Forte et fragile à la fois; regard tantôt fort tantôt baigné de larmes; gravité ou sourire. Elle témoigne de la bascule de son pays dans l’horreur de la guerre civile, de la perversion. Fragile femme et mère qui trouve le courage et la force de témoigner comment un régime autocratique, qui dresse les communautés les unes contre les autres, manipule la terreur pour fabriquer des assassins qui tentent de contraindre un peuple à la surdité et à la cécité. Un témoignage, un appel dont une fois encore la force se nourrit de la fragilité du quotidien angoissant des habitants de Damas, Deraa, Homs ou Lattaquié. Un universalisme violé quand, interrogée le matin même pendant le café littéraire sur son origine alaouite, Samar répond amère et presque excédée: « je ne me suis jamais ressentie membre d’une communauté ethnique et religieuse. Les évènements m’ont hélas obligée à mettre en avant cette origine communautaire pour donner plus de force et de crédibilité à mon témoignage puisque faisant partie de la même communauté que celle du président au pouvoir ».

Son livre  « Feux croisés, journal de la révolution syrienne » n’est pas du tout le style d’ouvrage que je lis d’habitude. Nous l’avons d’abord  acheté par solidarité. Je l’ai depuis dévoré lors d’un déplacement à Toulouse. Mal au ventre ; Yeux qui brulent. Le drame syrien mentionné aux informations matinales restait jusqu’alors préoccupant mais émotionnellement aussi distant, à travers le chiffre quotidien de ses morts, que l’hécatombe d’une fin de week-end routier. Le livre de Samar Yazbek nous plonge dans la quotidienneté de l’angoisse, dans la force de la révolte, dans la fragilité de la peur et de la douleur. Dans la panique de l’amour maternel. Et beaucoup plus encore dans notre propre impuissance, dans notre fragilité d’individu qui ne dispose d’aucune force sauf celle,  grâce à ce livre, de mettre un peu de corps autour de ces informations sur les révolutions arabes, d’en comprendre les traumatismes et par conséquence de mieux tolérer  la fragilité, la complexité, l’étroitesse de la voie démocratique post révolutionnaire de la Libye ou de la Tunisie. De rester vigilant mais d’avoir  la même force d’espérer pour Maram et les autres, comme Samar Yazbek :

« Lundi 20 Juin

Mort de la raison. Mort du coeur. Il est temps qu’ils partent. Je veux revenir à la danse et à la musique, mes seules passions dans ce néant. Je veux retrouver mon amour des mots, le rythme des lettres, la descente du G vers les profondeurs, l’envol du A dans l’espace infini, le bris du Y vers la formation du H, qui appelle au murmure, et le M dans la tendre matrice. Je veux sentir la chaleur monter dans mes doigts comme le vent dans le roseau, alors qu’ils saisissent les mots et esquissent les images d’un univers éthéré, mon univers. Je veux retrouver mon indifférence envers la dimension concrète de l’existence. Je veux recommencer à mépriser les rendez-vous, les conversations, les rencontres et le téléphone qui sonne, je veux pouvoir méditer en sirotant mon café et retrouver ma sagesse concernant la vanité des choses. Je veux dormir profondément une seule nuit sans qu’une pointe de feu me transperce le coeur. »

Extrait de Feux croisés de Samar Yazbeck chez Buchet Chastel.