En quête d’un visage. Lecture en Trégor d’Aurélia Lassaque et Yvon Le Men

 
 
 
« Au bistrot de la place
Le percolateur tout-puissant
Martèle les premières mesures
De la longue nuit. »
Aurélia Lassaque
 
                                                    

Miracle : La nuit est sombre quand nous arrivons (assurez-vous de la complicité d’un autochtone ou au moins de celle d’un GPS moderne) au Café Théodore perdu dans les hauteurs de Trédrez-Locquémeau.

« Au bistrot de la place
Le percolateur tout-puissant
Martèle les premières mesures
De la longue nuit. »

« Al troquet de la plaça
Lo percolator omnipotent
Marteleja las primièras mesuras
De la longa nuèch »

Un improbable bistrot, grand zinc, poêle qui ronfle, tables en bois et bibliothèques hétéroclites où chaque revue, recueil, BD, livre de reportages invitent à traîner quand, nouveau miracle, la petite salle de spectacle aux sièges rouges, deuxième vie après celle d’un cinéma, se sera vidée de la cinquantaine de privilégiés qui, en plein Trégor, ont baigné dans la musicalité de la langue occitane, ont émigré pour un soir dans les poésies écrites et les chants traditionnels chantés par Aurélia Lassaque.

Aurélia Lassaque

Magie : Une dame blanche, longue robe noire, cheveux tout aussi noirs tirés en arrière, lourd pendentif de prêtresse, au phrasé rond, vigoureux et chaud, parfois légèrement chuintant, une musique que j’essaye malgré tout de comprendre car ce fût la langue des anciens de mon village et aujourd’hui celle que parle naturellement, instinctif retour aux sources, mon père. Mélodique diction, que suit aussitôt la version française tout aussi native, naturelle mais plus atonale. Il s’agit bien de versions puisque Aurélia Lassaque ne traduit pas ses poèmes. Écriture sur double page : le vers vient naturellement en occitan page de gauche, puis son frère vient naturellement en français page de droite, faux jumeaux qui gardent leur signifiant, leur caractère, tout en prenant dans chaque langue sa plus belle sonorité et son propre rythme.

Agora : Première partie, culturelle, explicative, littéraire où le pertinent questionnement d’Yvon Le Men pousse l’Occitane à parler de sa langue, de sa géographie, de ses références (Je réalise ainsi que le prix Nobel de littérature a été effectivement donné à Frédéric Mistral, poète de langue d’Oc). Je note rapidement quelques références pour plus tard, afin de me replonger dans quelques lectures de mon terroir, puis goûte le romantisme ou l’ironie des poèmes d’Aurélia Lassaque, « Pour que chantent les salamandres[1] ».

[1] Pour que chantent les salamandres, poèmes d’Aurélia Lassaque. Publié par les éditions Bruno Doucey. Mars 2013

« De sa maire beguèt lo lach ;
De sa femma manjèt la carn,
De sos dròlles cremèt lo cervèl,
Pr’aquò compren pas sa solesa.

Demorarà le rei de l’istòria que conta,
Es lo privilègi dels mostres d’aiçaval. »

« Il a bu le lait de sa mère,
Mangé la chair de sa femme,
Brûlé la cervelle de ses enfants,
Mais il ne comprend pas sa solitude.

Il demeurera le roi de l’histoire qu’il raconte,
C’est le privilège des monstres d’ici-bas »

Aurélia Lassaque et Yvon Le Men

Voyage : Puis, Yvon et Aurélia se lèvent ; l’entretien littéraire devient soudainement théâtre, spectacle. « En quête d’un visage[1] », huit chants, tels les chants des troubadours, qui racontent le premier amour du mythique Ulysse avec Elle (elle n’a pas de prénom), la première amante, celle qu’imagine Aurélia Lassaque, la femme d’avant la légende, la femme authentique, terrestre, l’indépendante qui ne l’aurait ni attendu, ni tissé.

Deux voix se sont répondu dans une lecture presque intégrale du texte : celle douce et grave d’Yvon, Ulysse en Trégor, à qui la structure et la tonalité du texte seyaient ;  celle musicale et théâtrale d’Aurélia, Elle. Occitan et français entrecoupés de chants traditionnels. La splendide et chaude tessiture des mezzo-sopranos occitanes. Cet émouvant et mélancolique phrasé où, en fin de phrase ou de couplet, une légère syncope ornemente la mélodie et annonce déjà, bien plus au sud, les rauques syncopes flamencas.

[1] En quête d’un visage. Poème d’Aurélia Lassaque publié aux éditions Bruno Doucey. Mai 2017

Denis Coursol du Café Théodore. Un lieu pour encourager et accompagner des pratiques artistiques au sens large, et toute manifestation populaire d’intérêt général, sans finalité lucrative pouvant créer du lien social et de la solidarité. Santé !

« Tu vois ?
L’éternité existe
laissons-la porter ton masque
laissons-la se souvenir d’Ulysse

Pourvu que tu me rejoignes
en marge de la mémoire
à l’heure bleue
dans le repli des vagues »

Aurélia et Yvon, inspirés visages d’Elle et d’Ulysse.