Lu Trinicellu, la Corse à pied et par train.

 

 

 

Lu Trinicellu

La Corse en train et à pied

27 septembre au 6 octobre 2017

 

 

 

Lu Trinicellu démarre à Ajaccio, Bastia et Calvi, les principales portes d’entrée de l’île. Pourtant c’est par Figari, ce petit aéroport du sud, où après avoir traversé l’île, longeant d’abord des côtes rouges déchiquetées puis survolant les montagnes, essayant d’identifier les principaux sommets, embrassant d’un coup d’œil la complexité et l’âpreté de son relief, glissant entre les collines nous avons brusquement atterri dans les odeurs entêtantes du maquis.

Quelques étapes supplémentaires, Sartène, Propriano, avant Ajaccio, pour s’imprégner, comme chaque fois, avec délice, de l’esprit et des couleurs corses. C’est d’ailleurs à Couleur Corse, une sympathique agence de touriste pédestre que nous avions confiée la préparation de notre périple « trinicellique ». Un voyage hors de leur catalogue qu’ils ont gentiment exhumé de leurs archives et de leurs projets inachevés. Qu’ils peuvent — le feront-ils ? — proposer sans hésitation à de futurs randonneurs.

 

 

Clichés

 

 

 

Mais un récit de voyage en Corse ne peut que commencer par quelques clichés, sans aucune méchanceté mais avec toutefois un peu de malice.

Sieste : En route vers Propriano,  nous avons quitté la route principale longeant la côte occidentale pour atteindre Campo Moro et la réserve confiée au Conservatoire du Littoral. Vers 11 heures, un parking point de vue domine la tour génoise, le port, la plage et les échancrures de la côte. Un camion de travaux publics semble abandonné face à ce panorama exceptionnel. Je le contourne et découvre, affalé sur le volant, ronflant confortablement, le chauffeur. Premier cliché, premier sourire, partagé entre ironie et compassion car, après tout, je ne savais rien de ce qu’avait déjà fait, peut-être depuis l’aurore, ce conducteur, méritant une profonde sieste… matinale.

 Charcuterie : Propriano, la ville que même les guides touristiques dédaignent ne la considérant que comme une vulgaire station balnéaire, au port de plaisance agréable, auquel quelques rares façades colorées (dont celle du Bellevue, notre hôtel) donnent du caractère, mérite au moins une pose chez Tempí Fà, épicerie et cantine.

Vous aurez alors la certitude de déguster non pas les envahissantes déclinaisons industrielles de viande importée que vous proposeront pendant tout le séjour les, trop innombrables pour être vrais, menus corses. Dans le sympathique décor d’une place de village, une sélection pointilleuse d‘authentiques charcuteries à base de cochon Nustrale (de chez nous) pend au plafond. J’aime bien ces appellations « endémiques », qui ne témoignent pas d’un enfermement identitaire mais du respect d’une tradition séculaire. Chez moi le fromage de brebis s’appelle le Pays. On commande, en Béarn ou en Bigorre, du Pays, comme ici, en Corse, du Nustrale ; un cochon noir élevé en montagne, en liberté, au moins quatorze mois, se nourrissant des châtaignes, glands, et racines, s’imprégnant du parfum des herbes du maquis et s’oxygénant en séchant dix-huit mois, dans l’air sain des montagnes. Cette charcuterie qui chante aussi les origines latines et romanes de la langue corse : Coppa (faux-filet), Lonzu (filet mignon), Salamu (saucisson), Vuletta (joue), Panzeta (poitrine) et Prizuttu (jambon). Cela a un prix et mérite donc d’être consommé avec modération, rarement pour profiter du goût inimitable et singulier du Nustrale. Consolez-vous, la Corse a d’autres ressources culinaires. Y maigrir, malgré la difficulté de ses sentiers est une gageure.

Piglià u vostru tempu : L’intérêt de notre formule, train et randonnée, et de pouvoir faire suivre une valise de gare en gare. Et de pouvoir, cédant aux tentations, remplir l’espace vide de Ventru (pour nous), de miel du maquis (pour les petits), de confiture de figues et autres douceurs pour les uns et les autres. Entre le port et la rue principale de Propriano, là où se concentre l’activité estivale, nous faisions comme tout un chacun du lèche-vitrines quand une petite langouste rigolote en tissu nous tendit les pinces. Un doudou original qui devait savoir que Valentine, née juste avant notre départ, attendait le sien. Magasin fermé. Ouverture à 8 h 30, compatible avec notre randonnée du lendemain.

Huit heures et demie tapantes, dans le bazar (ce mot qui désigne à la fois le magasin et son rangement) un vieux monsieur gère commandes et factures derrière le comptoir peu attentif aux deux chalands que nous sommes.

« Bonjour. Nous voudrions vous acheter une langouste – Une langouste ? – Oui, en tissu à rayures, une langouste ou un homard, on ne sait, là ! (dans la vitrine qui disparaît derrière un tas de cartons et que Chantal essaye de désigner du doigt.) — Je ne savais pas qu’il y avait des langoustes dans mon magasin. Revenez dans un quart d’heure, ma fille sera là. » Bon, la randonnée attendra bien un quart d’heure de plus et nous faisons les cent pas pendant qu’une jeune femme, une employée, pas la patronne, fait les vitres devant notre langouste en manque de… petite patronne. Moins le quart, Un scooter se gare, et casque ôté, c’est un patron en tenue de cuir qui surgit. « Vous êtes attendu ! » dit l’employée avant que le vieux n’ajoute, une pointe d’exaspération dans la voix : « Ces messieurs dames cherchent une langouste et je ne savais pas que nous avions une langouste ! » Regard ironique : « Si nous en avons ! » ; regard lassé vers le tas d’emballages qui protègent l’animal. « Il faudrait revenir dans vingt minutes ! – Non, désolé, nous devons partir en randonnée. » Aucune hésitation, le gendre nous quitte sans un regard mais nous perçûmes la détonation silencieuse entre gendre et beau-père… qui désintégra les clients que nous tentions de devenir. Devant l’expression effarée et consternée de la jeune et dynamique nettoyeuse de vitre, Chantal commente, « Ils n’ont pas de problème ici ». « Vous n’avez pas vu Enquête Corse » On sent l’envie de nous vendre le doudou convoité. « Je vais finir par effacer les horaires, vendre et je mettrai l’argent dans une enveloppe que je donnerai à Marlène ! — Promis, nous regarderons  le film» conclurons-nous dans un sourire.

 

 

 

 

AJACCIO

 

 

 

 

Nous sommes donc partis d’Ajaccio par une splendide journée d’automne. Ajaccio, une mention particulière dans notre palmarès des villes où nous aimerions habiter s’il nous prenait l’envie (ou que nous soyons obligés) de quitter Achères. Un port actif séparé des plages par sa citadelle, un centre-ville animé autour de son marché et de l’esplanade de la place de Gaulle, les ruelles de la ville génoise, les avenues des extensions napoléoniennes, son centre culturel. Mais l’impression omniprésente d’une vitalité qui respire vers le large sans être oppressée par les magnifiques et impressionnantes montagnes qui l’encerclent, sous la vivifiante lumière de la Méditerranée. Tous les jours un ou deux gigantesques bateaux de croisières accostent, immeubles flottants que je n’arrive pas à détester, malgré les projections géantes de dessins animés au-dessus de ce qui doit être un espace aquatique, et déversent quelques milliers de personnes âgées dans les rues de la ville.

Dès cinq heures, après trois coups de sirène, Ajaccio redevient lui-même livré à ses joueurs de pétanque, ses buveurs et fumeurs attablés en terrasse, des hommes statiques pendant que quelques autres, principalement des femmes, courent dans les rues vers de plausibles devoirs à faire ou bouches à nourrir.

 

 

 

 

Vizzanova

 

 

 

 

 

Vizzanova, notre première étape du Trinicellu, à mi-chemin entre Ajaccio et Corte. On y débouche après un long tunnel sous le Monte d’Oro, halte fixe bien que ce ne soit qu’un hameau de quelques maisons et quelques auberges-refuges, en plein GR 20, près d’un des sites connus, la « cascade des Anglais ». Pourquoi ce traitement de faveur ? Quand on coupe le GR20 en semaines, il doit se trouver pile à une étape stratégique et nous avons vu ce samedi plusieurs randonneurs s’engouffrer dedans, fin de séjour, direction Bastia et son aéroport.
Notre hôtel est plus haut, à 3 km en direction du col de Vizzanova. L’hôtel du Monte d’Oro est une grande bâtisse construite il y a plus d’un siècle, isolée en pleine hêtraie, à côté d’une ravissante chapelle, gérée depuis lors de père en fils ou, semble-t-il de mère en fille. J’ai vraiment envie de parler de cet hôtel tant il est singulier, d’un autre âge ou plutôt de tous les âges car chaque génération a laissé ses souvenirs meubles ou tableaux dans une espèce de sédimentation culturelle et sociale, que ce soit à la bibliothèque du salon avec ses classiques tranchés en cuir doré à l’or fin, des « Tout l’Univers » que je dévorais dans mon enfance, de contemporains Echenoz et Huellebecq, ou par la collection de portraits en noir et blanc des générations posant devant le bâtiment, ou, plus étrange car perché à 1120 m d’altitude, une prolifique collection de paquebots ornant le vestibule de la salle à manger, un bien sympathique hommage au premier cuisinier qui avait appris son métier dans la restauration gastronomique des croisières méditerranéennes et atlantiques. Bien au-delà de l’accueil, toutes ces curiosités vous invitent à y prendre racine. Comme l’immense lierre qui après avoir colonisé la façade extérieure, grâce à deux orifices aménagés dans une fenêtre, a conquis la salle à manger sous forme d’un gracieux et feuillu plafond. Deux lianes qui ont envahi toutes les poutres.

Sur la première page de la carte, qui présente en quelques lignes l’établissement sous le regard sévère d’une photographie de l’arrière grand-mère fondatrice de l’établissement, fichu sur la tête masquant une chevelure blanche, qui créa l’hôtel en 1904, on vous invite à vous enquérir de l’histoire de la « Chapelle des Neiges », toute proche, ravissante construction de pierre, ouverte au promeneur, sans grille de protection, où des statues et des cierges témoignent encore d’une dévotion, réelle ou sympathique : 1942, la guerre fait que la Corse a été une fois de plus occupée par 85 000 soldats italiens. Un soldat pour 3 habitants ! L’hôtel est réquisitionné et les soldats italiens – bien, que Rome soit loin – transforment la chapelle, alors en bois, en écurie. Fureur de Maman et du curé qui décident, afin que le blasphème cesse, d’incendier la chapelle, puis de se plaindre au commandant et d’exiger que les mécréants la reconstruisent en pierre. Ce qu’ils feront en pillant celles, toutes proches sur la crête, de l’ancien fort. Ancien fort qui avait été lui-même construit en pillant les ruines d’un couvent. Ce qui est au seigneur revient au seigneur !

Vizzavona. Une gare. Quelques hôtels, au moins quatre, dont une immense bâtisse en ruine, voûte effondrée, squelette de murs qui domine un monumental double escalier en marbre, bien plus que ce qui est nécessaire pour une étape du GR 20 et quelques randonnées ; dont deux en boucle que nous avons faites. L’une vers les ruines du fort, la rude ascension — rude comme la majorité des ascensions corses — de la Punta del Ceppo face au sévère Monte d’Oro, la descente dans une fraîche hêtraie vers les bergeries de Porteto et enfin les jeux de cascades et vasques de l’Agnone dont la très courue Cascade des Anglais. L’autre, une longue boucle par le sentier de la femme perdue puis un tronçon du GR montant calmement – cela mérite d’être notifié – vers le col de Bocca Palmente d’où l’on domine toute la Corse septentrionale, Panorama dévalant jusqu’à la côte découpée par les étangs de Diane et d’Urbino et retour à nouveau par la gare et la fameuse cascade des Anglais.

Ce n’est que le lendemain, dans le hall de la gare, par des panneaux explicatifs bien illustrés, que nous avons compris que Vizzanova fut une célèbre station balnéaire, hôtel, casino, salle de bal et de concert, fumoir… et que les cascades et bassines furent des bains d’eau fraîche et de soleil fréquentés par les lords et les ladies qui avaient délaissé la Côte d’Azur.

 

 

 

 

De Vizzanova à Corte

 

 

 

 

 

Quand nous prenons le train dans la minuscule gare de Vizzanova celui-ci est déjà presque plein. Il faut dire que la partie qui nous attend est prometteuse. Le train circule pendant quarante minutes accroché à flanc de gorges, notre regard tombant sur des à-pics vertigineux. Sur les parois un rare maquis coloré par les ocres, les rouges et les bruns de l’automne. Gorges du Vecchio, du Forcaticcio. Découvrant fugitivement les empilements des villages perchés de Vivario, Serraggio et Poggio de Venaco. 

 

Depuis quelque temps les annonces des gares sont faites en langue corse, les noms des villages sont donc souvent différents, dans leur prononciation et parfois leur structure de ceux affichés sur les gares et sur ma carte IGN que je regarde fréquemment car j’aime garder en mémoire la géographie des lieux et me repérer malgré tous ces virages ou tunnels. Mais cela illustre aussi le changement en cours.

Finis les noms imposés par l’administration française. Lors de nos premiers voyages en corse les panneaux de signalisation étaient truffés de balles, les noms des villages en Français masqués à la peinture noire et remplacés par l’appellation insulaire. Quelques années plus tard, comme en Bretagne ou en Occitanie, pour freiner les appétits indépendantistes, les deux appellations cohabitent – on peut doser l’influence autonome à l’effacement éventuel du patronyme continental – et depuis quelque temps les annonces des Chemins de Fer Corses sont devenues incompréhensibles à tous les touristes, Français compris. Ce combat n’est pas innocent. Juste après que la coalition des autonomistes et indépendantistes a conquis les assemblées régionales, le débat sur l’égalité administrative des langues est revenu sur le tapis. Vite tranché car, dans notre république, anticonstitutionnel : notre langue nationale est le français. Coïncidence, en ce début d’octobre 2017, le référendum « anticonstitutionnel » catalan, donnait, dans la violence, une majorité exprimée à l’indépendance. Ce que, comme me le confirmait un des patrons d’hôtel, « les Corses regardent d’un œil très intéressé » à quelques mois des élections d’une assemblée territoriale unique.

 

 

 

 

CORTE

 

 

 

 

Mes souvenirs de Corte étaient ceux d’une petite capitale économique isolée en pleine montagne, Car c’est de Calacuccia, bourg du bout des gorges de la Scala de Santa Regina, souvent isolé en hiver, que je la connaissais sous les dires de mon ami Éric, médecin de campagne, qui devait cumuler les boulots de médecin, de pharmacien d’urgence et parfois, sous support téléphonique, de vétérinaire. Dans mon imagination, la solitude et la sévérité de Calacuccia blotti au pied du Monte Cinto avaient déteint sur Corte.

Pittoresque et modernité

À la descente du Trinicellu, resserrée entre les montagnes, la ville, dominée par la citadelle, semble petite, désuète. C’est la marche le long du torrent, le Tavignano, la traversée de la cité universitaire, qui nous a fait comprendre la géographie paradoxale de la ville. À l’est, rive gauche, une ville contemporaine dynamique. Université renommée de plus 4 000 étudiants. Corte y est définitivement rentré dans le XXIe siècle, se spécialisant dans les technologies du développement durable, l’étude des impacts du développement industriel et commercial, l’évaluation des politiques « vertes » et accueillant beaucoup d’étudiants étrangers et en particulier, une importante colonie chinoise.

À l’ouest, rive droite, sous le piton de la citadelle, c’est une ville touristique, aux ruelles pavées, pentues, souvent défigurées par les trop nombreuses boutiques et restaurants. Sur la place éponyme, la statue de Pasquale Paoli, le « Général de la Nation » qui libéra la Corse de la domination génoise et en fit, en 1755, pendant 14 ans, une des premières Républiques. Paoli ! Un personnage qui nous permet enfin d’échapper à l’omniprésence de Napoléon Bonaparte. Un personnage passionnant, de roman (ce qui a été fait par un de ses descendants) : séparation des pouvoirs exécutifs, législatif et judiciaire, création d’une imprimerie nationale et d’un hôtel des monnaies, lancement d’une université, et rédaction d’une constitution, élections où les femmes avaient le droit de vote. À une petite limite quand même, révélatrice d’une société où la représentativité était donnée aux familles : à condition d’être veuve ou célibataire. Étrange, car je retrouve là des règles, déjà existantes ailleurs. En Béarn, ou au Pays Basque, par exemple, où l’aînée pouvait hériter de la « maison » et donc la représenter en siégeant au parlement local. On comprend aussi pourquoi, cette république de 14 ans, cette souveraineté nationale avortée, cette langue et cette culture vivante, rend toujours vivace ce rêve d’autonomie.

Les chants corses

La langue. On l’entend souvent aux terrasses des cafés. Mais elle résonne surtout dans la chanson. Partout des affiches de concerts passés ou à venir organisés dans l’acoustique des églises dont l’écho et les réverbérations tissent les polyphonies d’une voix complémentaire.

Ce n’est pas à Corte (nos agendas ne correspondaient pas) mais à Olmeto, pittoresque village perché au-dessus de Propriano, dans la belle église romane Santa Maria, que nous avons pu écouter une polyphonie. In’Cantu ; trois hommes ; contre-haute, ténor et basse. Ce fut un véritable régal. Le lieu et son acoustique, les voix, Sicunda (la base), Terza et Bassu en contre-chants et ornementations, les attitudes recueillies ou joyeuses, bouches et lèvres modulant le chant, main sur l’oreille captant le retour ; et surtout, avec beaucoup d’humour et d’anecdotes, de passionnantes explications sur l’origine, la fonction, la structure et la signification du chant. Beaucoup de chants traditionnels a cappella mais aussi quelques créations contemporaines accompagnées à la guitare. Un chant qui fait partie intrinsèque de la singularité corse tout en vous envoûtant, nous assimilant le temps d’une soirée.

Palazzi di l’Americani ; les palais des Corses américains

Dans la citadelle, le moderne musée anthropologique de la Corse mérite le détour. Une exposition temporaire consacrée aux familles, aux villaset palais « américains », ces émigrés qui ont fait fortune aux XIXe et XXe siècles aux Amériques, occupait tout un plateau ; photographies, maquettes, monographies, meubles et objet de décoration pour faire toucher du doigt un triple paradoxe : paraître, être et agir ; exubérance baroque des parvenus, attachement viscéral au pays et à la culture d’origine, et enfin, investissement de la fortune acquise dans des activités économiques locales et dans la solidarité insulaire.

Une exposition qui résonnait étrangement, comme tout débat autour du luxe, au moment où nos députés ferraillent autour de la suppression de l’ISF, richesse héritée patrimoniale contre fortune méritée et investie. Y aurait-il une architecture, un patrimoine, des lieux culturels à visiter, comme ici les maisons d’Américains, s’il n’y avait eu partout dans le monde la fortune des pharaons, des rois et des évêques, puis celles des barons, et des grands bourgeois ? Comment forcer alors la redistribution des richesses excessives pour endiguer la pauvreté ? Où se termine la Iiberté d’entreprendre et où commence l’obligation de protéger ?

Déambulant dans les travées de l’exposition, observant les portraits des « Américains » d’alors, des portraits qui ressemblent à ceux, tout aussi prétentieux, de Bill Gates, de Jeff Bezos ou d’Elon Musk, ces contemporains nouveaux riches, émigrés en Californie ; milliardaires du numérique et virtuoses de l’optimisation fiscale (comme ces Corses le furent de la mine, de l’agriculture et de la « combinazione ») qui sont devenus les nouveaux philanthropes (ceux de Giving Pledge ou de la Silicon Valley Community Fundation). Philanthropie affichée qui me gène car elle témoigne du désamour de l’État qu’ils ont légalement décidé de bipasser ; État dont la mission première est de protéger en collectant ici pour distribuer partout.  « Américains » d’aujourd’hui qui choisissent seuls, arbitrairement, de donner aux seules causes qui les interpellent.

 

 

Restonica, Lac de Melo et de Capitello

 

 

 

Restonica, lac de Melo et de Capitelle.

Corte est un point de départ vers de splendides et rudes randonnées. Gorges du Tavignano et, incontournable des montagnes corses, les gorges de la Restonica et, tout au bout, les deux lacs glacières de Melo et de Capitello, encaissés dans des cirques minéraux sous la protection de crêtes hérissées et de pic, de dolomites granitiques, Capu a Chiostru et Capu a I Sorbi, et de l’imposant Monte Rotondo (2 622 m).

Qu’est-ce qu’un incontournable ? Une randonnée que vous hésitez à faire car vous lisez que, certains jours d’été plus de 1 000 touristes piétinent sur le sentier. Un site qui vous fascine, vous subjugue par sa géométrie de corolle tellurienne, par son lac, miroir circulaire parfait. Un site qui justifie la tromperie tentatrice initiale : randonnée facile disent les prospectus de toutes les agences touristiques. Une heure pour Melo, quarante-cinq minutes de plus pour Capitello par un sentier sportif (quelques chaînes et échelles) d’un côté et par un sentier classique de l’autre. Va pour le sportif à l’aller. Superbe ! Bon rocher agréable. Avons-nous vieilli ? Melo fut facilement accessible en une heure trente. Capitello se mérita âprement, irrégulières marches, droit dans la pente, comme beaucoup de sentiers corses, en une autre bonne heure. Mais quelle récompense : pique-nique surplombant l’onyx liquide où nous avions du mal à distinguer l’original de son reflet, la paroi rocheuse de l’eau. Rude univers livré aux choucas.

Retour maléfique par le sentier classique. Raide, humide et glissant, sorte d’escalier en ruine où chaque marche a pris plaisir à se différencier de la précédente en hauteur, en profondeur et tente parfois de se désolidariser de l’autre, cassant le rythme et usant les genoux.

Si je vous raconte cela, ce n’est pas pour vous décourager de venir, tant c‘est effectivement incontournable, mais c’est en pensant à tous les promeneurs que nous avons croisés, mal chaussés, suant sang et eau, nous demandant « c’est encore loin », partis trop tard dans l’après-midi, ratant les fantastiques éclaircies du matin et bravant, inconscients, l’orage du soir. Randonneurs occasionnels qui renonceront sûrement, dès Melo, au bijou de Capitello ; ce qui démontre encore une fois que les Corses savent protéger, par ce douloureux premier incontournable, les autres sites d’une fréquentation trop forte

 

 

 

 

Île Rousse et Calvi

 

 

 

 

L’Île-Rousse

Trinicellu vertige qui petit à petit se calme, descend lentement dans les collines de Balagne, ouvrant de magnifiques perspectives sur la côte, le désert de Agriates, plus au nord, pour longer subitement la mer et offrir une vue surprenante de plage de farine blanche, mer turquoise dominée par une petite citadelle.

Nous aurions dû reprendre immédiatement un taxi pour nous conduire à Santa-Reparata-di-Balagna et traverser un bout de Balagne. Randonnée dont l’intérêt nous avait été confirmé par le réceptionniste de notre hôtel de Corte qui avait organisé des randonnées dans cette région pendant ses études et avec lequel nous avions sympathisé car : « né à Amiens, je suis en réalité Picard ; à dix ans, quand ma mère est venue ici car elle en avait assez des pluies et brouillards, je n’ai pas longtemps râlé quand j’ai découvert que le centre aéré du mercredi proposait baignades, voile et kayak, au pire ballades en montagne ; je suis donc devenu, sans ambiguïté, Corse de cœur si ce n’est de sang. » Randonnée que nous avons abandonnée, heure trop tardive pour l’attaquer, pour la remplacer par un pique-nique, face au port et à la délicieuse petite ville qui entoure la baie que forme l’avancée de l’île.

Non loin de nos tenues de randonneur, à la table voisine, une femme élégante, chemisier et tailleur colorés et chics, détonnait en dégustant son Tupperware, habituelle pause déjeuner. « Vous travaillez ici ? – Oui, au centre de Cardiologie. » Notre étonnement a dû transpirer car le peu que nous avions vu de L’Île-Rousse n’évoquait qu’une station balnéaire lovée autour de ses plages au sable fascinant de légèreté et de blancheur et de son port où abordent quelques ferries. « C’est un centre, avec quelques excellents cardiologues qui a une très bonne réputation. Mais qu’on ne s’y trompe pas. La Corse, dans son ensemble et malgré sa réputation d’île de beauté n’attire pas les médecins. Ici, à part le cœur et la psychiatrie (il y a une antenne de l’hôpital de Bastia), dès que l’on a quelque chose, il faut y aller, à Bastia. » Cela me replongea dans les années où mon copain Éric tentait de résister, de se maintenir à Calacuccia malgré une courte saison touristique, un relatif envahissement estival qui ne compensait pas le manque de patientèle du reste de l’année.

Que devient l’Île Rousse de novembre à mai ? Nous avons fait l’expérience de deux séjours hivernaux, en plein mois de décembre avant les fêtes ; au golfe de Porto d’abord, dans le Cap Corse ensuite. Deux déserts, villas fermées, villages presque abandonnés (sauf à l’approche de Bastia au sud du Cap Corse) où se loger était difficile et trouver un pique-nique encore plus.

Bref au jeu de « nous-pourrions-vivre-ici », l’Île Rousse n’a pas été retenue.

Calvi

Le train des plages est un vrai plaisir. Arrivez un peu à l’avance pour avoir des places à droite, côté mer, côté côte que le tortillard va épouser pendant une heure ; restez concentré car malgré sa relative lenteur les perspectives sont éphémères et malgré nos efforts les fantastiques angles de vue avaient déjà perdu leur force le temps d’attraper l’appareil et de baisser la vitre. À moins de, comme certains de nos covoitureurs ferroviaires, rester les yeux rivés à l’écran et de perdre la spontanéité qui fait la beauté et l’intensité des meilleures photos. Quelques regrets tout de même. Parfois une image reste gravée dans votre esprit. C’est souvent celles qui font la valeur de notre musée imaginaire personnel. Ce fut le cas, alors que nous venions de dépasser Algajola : sur fond de forteresse et de plage rousse, les parasols, les transats et les canisses formaient une géométrie d’ombres et de lumières dignes d’un tableau de David Hockney. Ah, si je savais peindre de mémoire !

Géométrie qui ne se répéta qu’à l’approche de Calvi, juste avant que le train s’engouffre dans la ville au pied de la citadelle. Cette fois, dernières minutes du voyage, Chantal avait anticipé.

Calvi. Notre courte escale, une journée et une nuit, ne nous a pas laissé le temps de faire un choix. Petite ville animée, authentique, dynamique, cherchant à conquérir le siècle comme nous avons perçu Ajaccio ou Corte ? Capitale régionale endormie sur le tourisme, l’administration et l’armée ? Il faudrait y séjourner un peu plus. Mais nous y avons fait, à peine descendu du train, une de nos randonnées les plus variées.

Portuaire et citadine d’abord. Ville et rue traditionnelle au pied de la citadelle qui enferme la ville historique. Lente montée sur un sentier du maquis vers la chapelle de Notre Dame de la Serra ou en prenant de la hauteur on profite d’une vue de plus en plus belle sur la ville, sa baie, la citadelle et la préservée presqu’île de la Revellata. Le sentier longe, serpente entre de magnifiques propriétés qui rivalisent par leurs terrasses, leurs baies vitrées face à la mer. D’ailleurs, La Villa, l’hôtel prestigieux de Relais et Châteaux en fait sa publicité : la vue… et ses cinq piscines ! Mais de la terrasse de Notre Dame de la Serra vous pouvez prendre le temps de déguster le paysage. Il est grandiose. Nous sommes redescendus par l’autre versant pour traverser la presqu’île et revenir par la côte et la citadelle. C’est par d’incroyables érosions, roches sculptées ou gigantesques moulages minéraux en creux — que d’histoires extravagantes aurions-nous pu raconter aux petits s’ils avaient été là ! — nous avons débouché sur un lagon polynésien, eau transparente, bleu turquoise, sable blond fin, paillote… et menu de pêche locale grillée qui tombait juste à l’heure de midi, un miracle, rien qu’une table à réserver – on ne sait jamais tant le paradis devait être prisé – et une baignade pour récupérer et évacuer la sueur de la montée. La plage de l’Alga, le Mara-Beach, un lieu exceptionnel qui se mérite à peine car à une demi-heure à pied du centre de Calvi, un surprenant dépaysement, une opportunité d’évasion gratuite pour la plage, raisonnable et saine pour son restaurant qu’alimentent quelques pêcheurs locaux. Nous sommes hors saison, le lieu est resté calme, presque confidentiel le temps de notre pause. De quoi nous faire apprécier, savourer la chance des vacances décalées et quelque peu sportives qui s’ouvrent à de jeunes retraités.

Du reste je parlerai peu. Retour en voiture de Calvi à Figari en suivant la cote. Rochers, calanques, autres plages secrètes, couleur du maquis en automne. La Corse quoi ! Ce coin Qui nous enchante toujours autant sans concurrence.