Photomaton républicain

Isoloirs

Avez-vous déjà passé douze heures à dévisager les gens un peu comme si vous étiez la glace d’un photomaton, un photomaton républicain. Douze heures sans discontinuer, même le temps d’un sandwich que vous posez quelques instants le temps de prendre la carte d’identité de la main droite et la carte d’électeur de la gauche, ou vice-versa suivant la façon dont l’individu vous les a tendues. Vous lisez le nom et le prénom sans vous attacher aux autres caractéristiques, sans attacher d’importance à la photographie qui peut dater. Vous laissez faire votre imaginaire puis vous levez les yeux, regardez le visage qui s’offre à vous. Quand vous annoncez  le patronyme en ayant fait l’effort de ne pas le déformer, attention à le prononcer tel que vous sentez qu’il doit être, e muet ou accentué, diphtongue ou pas, modulant les « ch » et les « kh » de l’expérience de vos voyages et de vos rencontres, profitez du regard chaleureux et complice en remerciement de la musicalité d’un patronyme respectée. L’humanité défile devant vous, jeunes, vieux, hommes et femmes, toute la palette des couleurs de peau, tous les atours, cravates, cols, maquillages, tatouages et percings, foulards. Mais ce qui domine, après le sourire gentil que l’on vous rend pour ne pas avoir estropié un nom, c’est le sérieux et la concentration qui suivent, exprimant la solennité du moment, la conscience d’un instant d’égalité réelle, formelle.

Ce fut, pour l’assesseur novice que j’étais, l’occasion de partager des émotions sincères.

Celles, presque systématiques, de ces jeunes couples qui délèguent à leurs petits, filles ou garçons, la joie et le sérieux du glissement du bulletin dans l’urne.

La perception de l’effort consenti, lentement, à petits pas et bras complice – ou déambulateur – pour exercer, une fois encore, ce droit civique séculier pour les hommes et encore récent pour les femmes, sous le regard compatissant du jeune qui stationne patiemment  derrière eux et n’en mesure pas encore l’importance.

La sympathie spontanée pour ce couple mixte endimanché, lui, blond dans son costume beige, cravate en soie et chaussures vernies, elle, magnifique dans sa robe bigarrée, tête enturbannée du même basin vibrant de couleur et de lumière, d’où s’échappe une mèche crépue. « Est-ce que mon mari peut prendre une photo ? Est-ce que les assesseurs peuvent se grouper près de l’urne ? » Nous, bon enfant, nous prêtant, tout sourire, à l’immortalisation d’un premier vote démocratique concrétisant une nationalisation toute récente, si longuement attendue.

L’inquiétude de cette assesseure, aussi novice que moi, demandant ce qu’il faut faire, face aux nombreuses jeunes femmes portant d’élégants hijabs colorés ou à celles, plus austères, plus ostentatoires, arborant un voile noir ou bleu marine remonté jusqu’au menton. « Rien, nous devons seulement pouvoir reconnaître le visage » dit, factuel, le président du bureau. « Vous savez, quand nos arrière-grand-mères portaient le fichu tous les dimanches au marché ou à la messe, nous n’avions pas de problèmes… elles n’avaient toujours pas le droit de vote » ajoutais-je sarcastiquement coupant court ainsi aux potentielles et déplacées digressions.

L’attention de cette mère déjà âgée, maternant son fils, adulte handicapé, au visage et aux épaules ravagés par les spasmes, qu’il a fallu aider à glisser son bulletin dans l’enveloppe puis à le glisser dans l’urne. Un « a voté » gagné contre l’adversité qui provoqua poignant sourire rictus.

Prenez le temps, au moins une fois, d’être assesseur lors d’une élection. Vous percevrez ce que société veut dire. Ce que suffrage universel signifie. Et, si vous hésitiez à aller voter…

Que vive la république !