< PreviousPage • 10 • Autour de…Rosie Pinhas-DelpuechLettres de souffle et de plombextrait inéditCe chapitre est extrait d’un livre en cours, qui s’appellera Lettres de souffle et de plomb. Il s’agit d’une fiction documentaire sur un moment dans la naissance de l’hébreu moderne. Au tout début du XXème siècle, l’un des trois grands écrivains fondateurs de la littérature hébraïque moderne passe quatre ans à Londres et dans ce lieu hautement improbable écrit une des pages les plus mémorables de l’hébreu moderne.3WhitechapelEn 1902 et 1904, deux hommes venant de deux directions opposées ar-rivent à Londres, dans le quartier de Whitechapel. L’un est Jack London, il vient d’Amérique et se rend dans le coin le plus miséreux de la ville où il réside durant un été, déguisé en marin, pour y faire un reportage sur une des popula-tions les plus déshéritées de l’époque. L’autre est Yossef Hayim Brenner, il a fui la Russie après son service militaire dans l’armée du tsar parce qu’il ne veut pas faire la guerre contre le Japon, et se rend à Londres pour émigrer éventuelle-ment en Amérique, ou bien en Palestine, il ne sait pas encore. Il passera quatre ans à Whitechapel, dans une solitude insulaire, et se jettera à corps perdu dans le combat pour une langue, au milieu de la pire des misères. Les deux hommes auraient pu se rencontrer, s’apprécier, tant leurs regards d’écrivains se croisent parfois, dans un même sentiment de révolte devant ce qu’ils voient. Jack London circulera plutôt parmi les Irlandais, Brenner habitera avec ses coreligionnaires, les deux communautés occupent les cercles les plus bas de l’enfer dantesque que décrivent les deux auteurs.A cinq minutes de marche du centre, Jack London loue deux chambres : l’une à Mile End Road où il vient de temps en temps se réfugier en cachette, pour changer de linge, prendre une douche, un vrai repas, quand la vie de clo-chard devient trop dure. Et une autre, « près du Pool, non loin de Limehouse » qu’il partage avec deux ouvriers. Il dort aussi dans la rue, sur un banc, à l’asile de nuit, dortoir public qu’il faut quitter au petit matin, et raconte que sans cette chambre où il reprend ponctuellement des forces, il n’aurait pas pu tenir le coup. Dans ce vaste faubourg en plein cœur de l’East End, dans un quartier sordide, des dizaines de milliers de personnes déambulent dans la froideur de la nuit, raconte London. Plusieurs familles occupent des pièces uniques où Autour de… • Page • 11parfois des vivants dorment à côté de leurs morts qu’ils ne peuvent enterrer, faute de moyens. Des petits enfants agglutinés comme des mouches plongent les bras dans une putréfaction liquide, le pavé est visqueux, les rues pleines de cris. « C’est un gigantesque taudis, un lieu impropre à la vie, un ghetto où deux millions de travailleurs s’entassent, procréent et meurent. » Ghetto est un mot générique pour Jack London qui l’applique à tout le quartier de Whitechapel et de l’East End. Sur ces deux millions de travailleurs, 900 000 d’entre eux vivent dans des conditions illégales. Jack London écoute les conversations de la rue, les pauvres rejettent « la responsabilité de leur condition sur les immigrés étrangers, les Juifs polonais et russes surtout ». Sur les terrains vagues de Mile End, des ouvriers anglais se plaignent : « Qu’est-ce que tu fais de cette main-d’œuvre bon marché qui nous vient de l’étranger ? Les Juifs de Whitechapel sont en train de nous couper la gorge ! Ces gars-là n’ont aucune spécialisation, n’ont pas de syndicats, se coupent la gorge mutuellement et ils nous couperaient la nôtre si nous n’étions pas défendus par un syndicat efficace ».La pression des syndicats britanniques, – auxquels les juifs n’ont pas accès – et le Aliens Act de 1905 limiteront l’entrée des immigrés sur le sol britannique. La motion est soutenue devant le Parlement par Lord Balfour, le même député qui, en 1917, fera voter la nécessité d’un « foyer juif » en Palestine, d’une terre d’asile pour ces aliens, ces étrangers, qui posaient problème sur le sol britan-nique et ne s’assimilaient pas aux good manners, aux bonnes manières, de l’ouvrier anglais. La présence de 100 000 émigrés juifs à Whitechapel, écrit Peter Ackroyd dans son histoire de Londres, ne faisait qu’accentuer l’exotisme du quartier et comme il se situait géographiquement à l’est, « on l’associa à un autre Est, bien plus vaste, l’Orient qui, au-delà des limites de la chrétienté, menaçait les fron-tières de l’Europe. » En 1887, avant Jack London, Beatrice Webb, une sociologue déguisée en apprenti tailleur se glisse dans l’East End, observe les Juifs et, dans un raccourci qui agglutine exotisme et Orient, les qualifie « d’Aborigènes de l’East End ».Avec quelques légères retouches cosmétiques, Brenner pourrait bien res-sembler à un Aborigène : il n’est pas un chétif enfant de yeshiva juive. Petit, trapu, carré, le nez épaté et fort, la chevelure drue en bataille, il est parti sur les routes dès l’âge de quinze ans, puis il a fait son service militaire dans l’armée du tsar, parmi les paysans et les moujiks, sans se défiler d’aucune tâche. Il a une allure plébéienne, il parle et rit fort, écrit Anita Shapiro, sa biographe. En fait, il veut aller à New York, mais il n’a pas d’argent, « alors il faut que j’aille à Londres, il n’y a pas d’autre endroit », écrit-il au grand poète Bialik qui a financièrement contribué à sa fuite. Dans tout le milieu hébraïsant d’Europe de l’Est, on le connaît déjà. C’est un jeune écrivain de grand talent. Il devrait soigner son style, écrire un peu mieux, dit Bialik, mais il l’aide à chacun de ses pas. Et le 2 avril Page • 12 • Autour de…1904, Brenner arrive à Londres sans bagages, ni argent, ni adresse où aller et se rend évidemment dans l’East End où il croise un gars de chez lui qui lui pro-pose de partager sa chambre, au 66, Jubilee Street, perpendiculaire à Mile End Road, à deux pas de chez Jack London. La suite est de la plume même de Brenner qui, dans son hébreu gauche d’Aborigène juif, décrit Whitechapel en 1904, dans cette langue qu’il fait naître au plus près de la modernité, à l’orée du XXème siècle industriel, ouvrier et capitaliste. Je le traduis comme il l’écrit : Londres est une grande ville, très grande et obscure, très pleine de rues tortueuses. Ses jours et ses nuits sont enfumés et poussiéreux, nombre de ses gens s’y perdent, affamés et nus, quand ils cherchent et cherchent chaque chose et n’espèrent plus rien. Sur leur dos se dresse un nombre important de personnages très occupés, lecteurs de journaux, coiffés de chapeaux cylindres et transportés en calèche. L’Est avec ses créatures courbées, arriérées, fatiguées et petites ; puis la rue de la banque avec ses énormes marchands, grands, gens de stature, dressés, sûrs d’eux ; et de l’autre, les scribes et clercs, titubants et innombrables. Et une fois que tu as franchi toutes les étapes légales de l’entrée dans la ville, tu es conduit au shelter dans Lemanstreet et tu es accueilli par un Gewalt ! (oh, misère ! en yiddish). Te voilà arrivé à l’est de Londres, l’endroit d’où monte l’haleine et la moisissure des maisons de sueur, (sweatshops), de tous ceux qui fabriquent des chapeaux et tous les petits commerces juifs, depuis les épiceries jusqu’aux remèdes contre les ulcères des jambes. Un endroit où se décom-posent et pourrissent dans la puanteur, comme ces poissons et ces fruits trans-portés sur des chariots le long des Lanes, où l’on respire un air brumeux, plein et vide à la fois, d’où l’on espère tirer sa subsistance.Et nous sommes tous ici dans un fog, obscur, fumeux et poussiéreux. Le fog est une vapeur, un brouillard, une chose mystique, sombre, poétique, il est épais, oppressant, humide. Et ceux qui n’ont pas de maison, n’ont pas où s’abriter et quand tu sors dans la rue, tu vois presque les becs de gaz allumés de jour, mais non le coin de la rue. A l’heure du fog, tu ne vois rien à moins d’y mettre le nez et même alors, tu vois de l’intérieur des vapeurs. Et je reviens sur l’East End dont une majorité des habitants sont nos frères, Bnei Israël, qui y ont formé un ghetto en tous points : ils sont exploités, inorga-nisés, vivant de débrouille. Le juif est une créature qui se noie dans le crachat et dont le sang n’a même pas la valeur d’un crachat, qui pèse sur tous et d’abord sur lui-même, qui ne produit jamais ce dont il a besoin et qui ne jouit jamais des fruits de son labeur, pour qui tout lieu est un exil et qui n’a pas la moindre volonté d’aller à un endroit qui ne lui sera pas un exil, qui n’a pas sa propre langue, ni de nature qui lui soit proche, qui n’a pas de grands écrits parmi les siens, qui n’a pas de quoi vivre, ni un coin où fuir. Autour de… • Page • 13C’est violent et désespéré. Durant tout son séjour à Londres mais en Eu-rope aussi et en Russie, et comme Louis Zamenhof en quelque sorte, Brenner est révulsé par la misère, la souffrance, le dénuement matériel et intellectuel de son peuple. « Les Anglais ont leurs traditions sportives, écrit-il, leur littérature contemporaine est superficielle, mais nous autres, juifs de Russie, nous n’avons rien, nous sommes vides. Il n’y a pas d’éducation hébraïque culturelle, pas de littérature, ni de journaux, ni d’art dramatique, juste un sol pauvre où marcher à quatre pattes. »Et pourtant, c’est pour eux, pour ce peuple de gueux au sein duquel il vit qu’il se battra pour créer une culture dans une nouvelle langue, pour les aider à relever la tête, à ne plus marcher à quatre pattes.Page • 14 • Autour de…Hervé DUVAL, Emergent - 2012 Miscellanées • Page • 15Sélection de la rédactionJean-Marc BaholetPlein largeFripée par le ventla mer sombre au largeContre les rochers rongés d’ombres la marée peigne le sableen jachèreDe biaisincisant le regardles vagues froissent tes pieds enlacésd’algues squameusesEmbusquétu scrutes la ligne frondeuse de l’horizontes narines et ta face tenduesvers d’improbables miragesPage • 16 • MiscellanéesExilFunambuleje marche sur la ligne de crêted’une langueen exilVivante demeurema chair se terreentre ombreet peauSur le troncle cou s’enracineet les artères touchentau cœurIvrefaute de recul Miscellanées • Page • 17Alexis HubertUn devenir de forêtQuand j’avance dans cette forêt, ombre redéployée sans cesse sur des ombres inhumaines, les nuages de la canopée se glissent sous la marche, éclaireurs de mes futures rencontres. Je vois avancer le bruit du vent entre mes pas. A l’orée, un calme glacial sonnait déjà l’appel du dehors par tous les mouvements silencieux. Des entrechoquements de branches font maintenant comme les grouillements d’insectes dans une boue profonde. Vulnérable, proie à la merci de pulsions animales, seuls me guident des instincts de chasse, çà et là parsemés de cris d’oiseaux. Planté ici, déambulant par là, j’évacue tout but et tout repère, à en fatiguer ma propre peur ; une angoisse s’élargit de la nuit et de ses bruits cruellement sans entrailles. Je cherche à ne pas distinguer, pour que mon corps ne se rassure plus et se rapproche lentement, à tâtons, de l’obscurité de ses adresses intimes. Je fuis la lumière artificielle pour mieux observer ces mo-ments magnétiques entre les végétaux. Le vent retombe, l’immobilité reprend quelques droits et la vie s’indiffère encore un peu plus d’elle-même. Je déplace mon corps dans et par le paysage de mes bribes. Ce sont de sinueux égarements, en suivant du regard ses membres arrachés du tronc mais restés familiers dans leur mouvement centrifuge, comme si je marchais dans les aires de mon propre cortex. À la croisée de deux taillis, un cri lancinant fait entendre son écho, au loin. Des frissons remontent le long de l’échine comme la brise escalade les troncs. Toutes mes marches passées sont reconduites ici : je crains cette présence derrière moi, qui m’accompagne depuis l’enfance, dans mes cauchemars les plus violents ; cette étrangeté la plus totale, bien trop près de moi-même : un double intimement lié à toutes mes tentatives de devenir. C’est un sursaut composé par le vent, c’est la chute lourde des dernières feuilles de l’hiver. Tout se disloque et se propage ; je tente d’épuiser la prolifération des cercles ouverts. Le passage de notre inconnu se partage toujours plus intime-ment avec le monde ignorant de lui-même dans ma bouche. Les gouttes de pluie tombent dans un temps vertical ; toutes mes forêts de l’enfance y sont encloses et, de vision en vision, s’éparpillent avant l’impact. Mais le vent devient plus incisif soudain, quand se trame un désir d’oubli. L’eau calme, cette fois-ci, ondoie ses reflets et la nuit ne dissimule plus ses flagrances. Demeure la petite coulée entre deux galets, où je marche, soutenu par la pierre. Les panneaux n’indiquent plus rien, n’ont jamais rien indiqué. Un amas d’arbres hauts m’aspire vers des mouvements de méduses, de plantes des profondeurs ballottées par des courants abyssaux. Sous les arbres, une flore sous-marine s’étend, une ramification d’algues dans les grands fonds, au sang bleu de poulpe. Page • 18 • MiscellanéesMon œil chasse, toujours, propulsé, se déplaçant au ras du fond, l’effleurant à peine de la pointe de ses tentacules, avant de prendre la fuite par sa poche au noir. La violence de ce tumulte immémorial accélère mon contorsionnement et la versatilité de mes couleurs. Je pense alors que tous mes petits muscles cutanés pourraient se loger dans mon œil, annelé comme un tentacule, pour mieux approcher ma proie, ce réel du moins muet. Dans le noir presque complet, les rencontres sont d’immédiates vies minuscules qui font tressaillir ; les arbres, eux, imposent leur bruit à force d’user la marche les yeux en l’air. Le cri de l’oiseau semble avoir été rajouté à la partition de la nuit. Mais le son est devenu plus vocal. J’y entends une demande d’espace, ou un avertissement ; j’écoute la négation de son isolement, toujours plus forte, toujours plus longue. Je cherche encore, une fois rentré, des morceaux de pay-sage perdus dans mon attention. Je laisse passer ce qui de l’émotion verbale va donner corps à mon imagination ; comment mes pas forment entre autres mots celui de ventouse dans la pluie battante de cette nuit, adhèrent au sol puis glissent dans ma voix comme des mollusques. Miscellanées • Page • 19Nicolas JaenElles sont venues par trois,par le vent amenées,puis se sont accumulées,avec leurs ressacs de vagues,là, au pied des escaliers,ces feuilles que l’on dit mortes,ces reines évanouies.Elles sont venues par trois,sœurs de l’herbe caressée,filles de l’air et du roi.Plaqueminier au long été,dont le kaki était la loi,quel cœur secret caches-tu ?Le roi maintenant est nu.Next >