< PreviousPage • 50 • Cartes blanchesHervé DUVAL, Emergents - 2010 Cartes blanches • Page • 51Carte blanche à Hervé MartinThérèse Palou PoèmesL’homme, funambule de chair et d’eauau balancier de nuages et de temps, face à de telles évanescences, dresse pyramides et mausolées.Ses rêves d’immortalité jonchent la terre et l’histoire de cadavres.De ne pouvoir se penser fragile esquisse toujours ébauchée, en quête incessante, il brise les battements de son âme et détruit les infinis qui l’habitent.Chanter et célébrer couleurs, horizons, pans du ciel et arpents de terre.En faire jaillir rythmes et harmonies aussi fugaces que les étoiles filantes qui disent leur éclat à l’instant de la mort.Laisser l’eau couler et les nuages filer,ne retenir ni le vent ni le temps.Et de la vie et de la mort, savoir tout ignorer.Fêter les moissons accordées et continuer le chemin.La rondeur des épaules,l’enfant encore à l’orée de la femme,ce rire filésous les doigts blancs ;l’exquise flexibilité de la nuque.Traces de seize ans, si vite éparpillées.Page • 52 • Cartes blanchesDu battement de tes cils à la danse tourbillonnante,pieds nus frappant le sol, le temps au rythme de ton corps,gerbes d’or,parler aux étoiles.Vertiges singuliers au cœur d’un universel cosmique.A portée de cœurle temps se dénude en fulgurances.Dès l’aubetôt levée,elle rêve.Elle posele silenceentrecinq pétalesetquelques notesElle oublie la pagination du tempset les appuis de l’espace.Son chant recèle d’éphémères épiphanies.Aller ramasser le ciel avec des mots,en revenir bredouille,des silences pleins les poches,les yeux éblouis,des éclats d’étoile au bout des doigts.Parcourirles champs du cielà grandes enjambées,la tête videle cœur plein.Se poser près d’un nuage,s’en vêtir d’un geste vif.Ecouterle récit d’une pluie d’été.Ces poèmes sont extraits de livres d’artiste conçus et réalisés par Klasien Boulloud, plasticienne. Cartes blanches • Page • 53Benoît Lepecq Je te regardeà mon pèreIl y a des êtres qui, sentant leur mort venir, veulent qu’on les laisse seuls. Qui, d’ail-leurs, ne désire-t-il pas, au rendez-vous inaugural ou fatidique, l’être ? Le délai avant le passage de « l’autre côté », selon la maladie du malade, peut être, selon les cas, plus ou moins long entre l’annonce de l’arrêt de mort programmée et sa résolution. Concernant mon père, j’ai assisté, impuissant, à cette période durant laquelle il per-dit graduellement ses forces en essayant, tant bien que mal, de donner le change à sa famille par le port d’un masque digne mais crispé. C’était le voir dans la détresse qu’il ne supportait pas et je me sentis souvent dans la posture de l’observateur gênant. On ne sait jamais vraiment comment se comporter vis-à-vis d’un être en partance et les rares moments de connivence, au-delà de la souffrance ou du silence, valent de l’or. C’est ce sentiment de complétude avec mon père, si rarement atteint de son vivant, que j’ai essayé, tant bien que mal et avec les yeux du souvenir, de rappeler à moi.Tu te lèves de plus en plus tôt, rapport à une échéance de vie qui tomberait bientôt, rapport à la mort imminente que tu ignores, comme quelqu’un savou-rant les dernières journées qui s’annoncent d’une existence qui fila et n’eut pas grand sens, au regard de cette lucarne dans laquelle, réveillé depuis cinq heures du matin, défilent des images ineptes, dont la succession te maintient hors d’état réel de songer que c’est presque la fin. Et moi, qui t’entends descendre les escaliers pour rejoindre ton tranquillisant télévisuel, je songe à ton corps qui, lesté de chimiothérapies, a fini par devenir lourd d’aveu : la maladie t’a rendu quasi muet et le son qui s’échappe du téléviseur est comme le grésillement lointain de ta conscience. L’aube est presque là. Comme quelque chose qui s’annonce. Comme une infi-nie possibilité de goûter à l’éveil des choses. Un oiseau siffle à l’extérieur. Il trace l’azur de son sillon aérien. Tout s’enfuit, tout revient. Sur le balcon, près de la salle à manger où tu te trouves, des mésanges stationnent quelquefois. Elles font un arrêt, comme nous, en ce bas-monde. Ton ventre reste le meilleur indicateur de tes émotions. Depuis l’opération, il n’est plus la caisse de résonance de ce qu’on lui connaissait. Ta sauvagerie s’est apaisée. Le grand fauve s’est tu. Le soleil léonin sera voilé. Sa crinière est tombée. La chambre implantable sur ta poi-trine. Le magazine des programmes télé. Les fleurs du papier peint. Que t’apprendrais-je ? Que la vie est belle ? Qu’on peut la recommencer n’im-porte quand ? Que laisser derrière soi femme et enfants est, à tout moment, Page • 54 • Cartes blanchespossible ? Le bilan de ta vie siège dans ce fauteuil élimé aux accoudoirs. Ce qui se joue dans ton ventre le dispute entre la tumeur et sa caresse. On dirait que tu attends qu’on vienne te chercher, mais, comme tu ne parles pas, on te laisse à ce rituel particulier dont tu nous exclus, regarder les émissions au point du jour, comme si elles ne concernaient que toi parmi des milliers de téléspectateurs, encore endormis, encore dormants. Les êtres chers finissent par disparaître de ta tête. Du moins le pense-t-on, à la manière dont ta solitude indéchiffrable nous met à l’écart de toi. Tu veux simplement qu’on te foute la paix, pour avoir trimé comme un damné toute ta vie et avoir été terrassé par le bruit continu des rails de chemin de fer qui te conduisaient au logis après le boulot, telle l’exécution du plan d’abrutissement ordinaire d’un salarié de banlieue. Que s’y passe-t-il, dans ton cerveau ? Peut-être que moi, ton fils, j’y apparais en substance, vidé de toute mon arrogance, de mon Œdipe, de mes reproches imbéciles. Je ne crie plus enfin, je ne suis plus un bébé à langer, j’ai grandi, tu vas partir. Et entre moi, à l’étage, dans cette chambre pulsatile qui bat à l’écoute du téléviseur que tu regardes et toi, assis sur ton séant, en bas, il y a comme un lien indicible qui ne se laisse pas expliquer. Tu faiblis gravement, et, lors des réunions de famille qu’il te reste à supporter, tu quittes la table et vas t’asseoir, sur ce même fauteuil. Des aurores aux crépus-cules, tu comprimes le temps restant pour en profiter du mieux que tu puisses. Après tout, tu n’es pas avare d’espérance, quoi que les médecins disent. Pas économe d’espoir, même si le cancer a progressé. C’est une histoire entre toi et on ne sait quoi, subsister. Les vivants et les morts se saluent depuis l’éternité dans cet intervalle de temps qu’on nomme « l’existence ». Tu te raccroches aux parenthèses. Tu en embrasses les guillemets. Tu donnerais même ton petit-déjeuner si on pouvait te faire la grâce des fautes d’orthographe dans le salut qui en procède. C’est le moment du solde de tout compte. Cela fait peur, quand on y pense. Il faut remettre les dettes. La musique du jugement dernier n’est pas celle que tu te figurais. Nul grand-orgue, nul tambour. La trompette porte la sourdine du matin étouffé. Personne n’est encore levé chez toi. La vie s’écoule et tu t’apprêtes à manquer à l’appel. Tu tiens dans ta main la télécommande qui te fait t’effacer sur le réseau de tes propres chaînes. Que diffuse-t-on ? Cela n’a plus d’importance. L’histoire d’un homme qui passa, avec des idées en tête et un cœur pour aimer. Qu’en fit-il ? Des confettis pour le destin. Autrefois, au-dessus de toi, entourant le lustre-plafonnier, des serpentins disaient les lendemains de fêtes. Tu vas manger sans appétit, tu te rendormiras sans âme. Ta femme n’aura jamais cessé de croire en toi. Elle est au premier, semblant dormir. En réalité, elle te guide dans le moindre de tes pas comme on évite que son bébé ne vacille quand il apprend à marcher. Du traitement médicamenteux au verre qu’elle te Cartes blanches • Page • 55tend pour le boire, de l’attention qu’elle aura pour tes couvertures à la petite cuillère dans ton café, elle témoigne d’une infinie patience qui ne s’est jamais démentie. Vous pourriez former un phalanstère, bien loin du jour et de ses tra-cas. Une abbaye d’où naquirent deux enfants. Un couple, une paire de gosses. Une famille. Quatre cœurs en un. Ou ce dont tu aurais rêvé. On ne sait pas ton point de vue là-dessus. Tu caches tes secrets. Tu les as toujours cachés. Nous ne demandions pas à les percer. Peut-être en savons-nous trop. Nul juge n’existe pour trancher. Ou tu converses avec lui. Dans le silence évocateur qui émane de ton regard. Que des images plus liquides les unes que les autres lavent. Tu sors très rarement. Tu tires le nectar des instants ultimes. Sans t’effondrer, heureusement. Par fierté. Tu ne veux ni montrer de toi une image dégradée ni t’avouer vaincu. Probablement, ce refus accélère la profusion des métastases. Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis, après tout, que le témoin auditif de ton silence, à l’étage, un étage plus haut. Je ne dors pas, et t’écoute te laisser absor-ber par cette lucarne de l’enfer. Tu y entres corps et âme, et c’est peut-être ça, le châtiment. Quelles fautes ? Je ne peux pas les expier à ta place, je m’occupe sagement des miennes. Je couve ce conflit de générations qui nous éloigna, ces paroles bienfaisantes jamais dites, ces scrupules de ne t’avoir pas assez aimé. Il y eut des moments merveilleux, aussi. C’est peut-être encore grâce à leur souvenir que tu tiens. Tu ne vas plus partir. On va organiser la marche du monde autour de toi. La moindre décision prise au sommet de l’état te sera communiquée ainsi que la moindre mort d’un moineau de passage. Tu vas devenir le centre de tout ! J’ai-merais te consoler avec cette pensée, mais je la rumine bêtement, séparé de toi par un étage. Comme si on commençait la descente de ton dernier refuge, en terre, un escalier entre nous. C’est stupide de songer à la mort car elle ne nous rêve pas. C’est la pendule du salon, qui nous rêve. Le cache-radiateur. Le canapé d’angle. Les petits napperons de maman. La télé. Je ne sais même pas si tu l’as allumée. Je n’entends guère plus que son mirage éteint. Tu te serais assoupi ? Ces jours de désolation, le mieux est encore de se recueillir en soi, à son insu. Qui sait aimer sait pardonner, on dit ça. Je m’apprête à concevoir ta dépouille sur un lit d’hôpital, au bloc de réanimation. Cela n’empêchera pas aux jours de se lever, au soleil de luire, à de certains voiles nuageux d’envelopper nos pseudo-raisons de continuer. Nul adjectif ne qualifie la façon dont les vivants vécurent. Ce qu’on dit d’eux dans les cérémonies d’enterrement a pourtant le mérite d’être émouvant. Mais jamais sur la feuille qu’on lit comme un hommage testamentaire. Dans l’accident d’un sanglot échappé par mégarde. « Il vécut comme il est mort ». Tout cela n’a pas de sens. Il est dans nos cœurs comme il est présent, c’est préférable. Mais qui se soucie encore de lui laver son linge ? Ses affaires sont restées dans l’armoire. Pliées, repassées.Page • 56 • Page 99, Journal d’un lecteurJean PerguetLe temps retrouvéJean Perguet, en compagnie de Marcel Proust, Amélie Nothomb, Jean Teulé, Pierre Ducrozet, Don DeLillo, Marie Darrieussecq.Si personne n’avait fait référence à À la recherche du temps perdu d’un air entendu, si l’énorme pavé blanc et rouge écarlate publié chez Quarto Gallimard n’avait trôné depuis des années, arrogant, sur la plus haute des étagères de ma bibliothèque — vois-tu, tu m’as acheté impulsivement, avec gourmandise, mais tu renonces toujours devant le temps disponible que j’exige de toi ! — si je n’avais tant de fois entendu citer la madeleine sans jamais l’avoir goûtée, j’aurais peut-être parcouru la page 99 avant de te choisir, et je serais irrémédiablement tombé sous le charme d’« Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins inconnus. […] Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant », et j’aurais alors impatiemment voulu débusquer ce qui, après « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », devenu un cliché littéraire, allait venir à moi, dans ce temps enfin infini puisque libéré des contraintes du salariat, et ce que cette œuvre évoquera pour le lecteur qui peut enfin se laisser porter par ces récits du quotidien sans l’empressement de finir.Se pose aussitôt un dilemme. Dois-je vivre cette lecture comme une « résidence » ? Dois-je m’enfermer avec Marcel Proust et lire cela d’une traite, réservant tous mes temps de lecture à La Recherche en m’interdisant les tentations, les dispersions d’une rentrée littéraire d’automne ? De toute façon, à moins de m’isoler comme un ermite, je ne pourrais éviter de basculer d’un siècle chaque jour (La Recherche a été publiée entre 1913 et 1927) car il n’est pas question que je cesse de lire les chroniques de notre temps en gelant mon abonnement au Monde et en ratant les Débats et Analyses qui illustrent et décodent, entre autres, les contemporaines ruptures sociales et technologiques auxquelles nous sommes confrontés. Par exemple, à cet instant précis, j’écris avec un stylo électronique sur ma tablette. Les algorithmes d’Analyse Sémantique déchiffrent, presque sans erreur, mon écriture naturellement chaotique et s’adaptent à la volée, transposant mes pattes de mouche et coquilles, mes formules parfois elliptiques, en phrases étonnamment pertinentes, me libérant enfin du carcan du clavier. Mais dois-je craindre aussi l’intelligence de ces Page 99, Journal d’un lecteur • Page • 57algorithmes qui deviennent si efficaces que la grande majorité d’entre nous n’aura plus besoin de savoir lire, de se documenter et même écrire puisqu’ils nous parleront ou nous interpelleront — comme nous ne savons déjà plus calculer — et que l’on ne pratiquera plus ces disciplines intellectuelles que dans des clubs équivalents aux cercles de Scrabble ou aux cafés-tricot d’aujourd’hui1.Décision prise. Je m’accorderai donc des escapades contemporaines. D’ailleurs, sans cela, comment pourrais-je nourrir mon journal, au risque de ne pouvoir alors qu’écrire une mauvaise thèse sur Marcel Proust ? Mais pas n’importe quelle nourriture digressive. J’ai fait une sélection des nombreuses fictions qui puisent leur sujet dans les révolutions technologiques et biologiques, celles qui fascinent ou inquiètent écrivains, chroniqueurs et essayistes, les écartelant entre jubilation prospective et lancement d’alerte : Don DeLillo, Pierre Ducrozet, Marie Darrieussecq2 ; au menu : finance, informatique et génétique, clones et robots, transhumanisme, intelligence artificielle…Proust au réveil, les autres au coucher. Réveil en 1918, coucher en 2018 ! Avec heureusement une journée d’activité entre deux lectures pour éviter de digérer un millefeuille littéraire qui pourrait ressembler à ceci (lectures du jeudi 16 novembre) :« Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui en est l’objet3, [puis elle] ouvrit les yeux et parut regarder à travers de lui, en parlant tout doucement, et il commença à se la représenter à califourchon sur son torse au début de la nuit, à la lueur des bougies, non dans quelque accès de sexualité ou de sorcellerie mais pour lui parler dans son sommeil irrégulier, pour troubler ses rêves avec ses théories… Où était sa vie ? Que faisait-elle quand elle rentrait chez elle ? Qui était là à part le chat ? Il pensait qu’elle devait avoir un chat.4»Mélange hallucinatoire à base d’un Proust, qui joue simplement de toute la souplesse du vocabulaire et de toutes les variantes syntaxiques pour me fondre dans un monde qui se voulait fermé et lisse, et d’un Don DeLillo qui use, et abuse parfois, de situations inattendues, farfelues, cruelles ou scabreuses pour dénoncer cosmopolitisme et ploutocratie.Marcel Proust le matin, c’est parfait. Tout y est en profondeur, en subtilité, en nuance. Une vraie lecture de réveil fluide et attentive. Lecture de l’œuvre d’un 1 Rassurons-nous : en 2017, 89% de Français de plus de 15 ans ont lu au moins un livre et 25% plus de vingt. Source : Salon du Livre, Ministère de la Culture, mars 2018.2 J’aurais pu aussi sélectionner Yuval Noah Harari (Une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017), Fré-déric Beigbeder (Une vie sans fin, Grasset, 2018) et Jacques Attali (Meurtres, en toute intelligence, Fayard, 2018), chronique acide ou polar traitant des mêmes sujets.3À la recherche du temps perdu, Un amour de Swann, de Marcel Proust, Gallimard, Quarto, 2013.4Cosmopolis, de Don DeLillo, traduit de l’américain par Marianne Véron, Actes Sud, 2003.Page • 58 • Page 99, Journal d’un lecteurhomme mûr, témoin de son temps, qui me passionne aujourd’hui sûrement plus qu’elle ne l’aurait fait autrefois, tant elle remue mon vécu d’adulte, bien que j’aie eu le témoignage inverse de Laurent, un lecteur de la bibliothèque, qui a dévoré toute La Recherche en classe de terminale grâce à l’enthousiasme d’un professeur.Actions ténues mais observations sensibles, émouvantes ou comiques. J’ai toujours en mémoire un passage qui illustre parfaitement comment Proust maîtrise l’alchimie délicate du récit et des sentiments : le retour d’une promenade dans la calèche du docteur, quatre pages — que je vous invite à relire — où, au trot d’un cheval, trois clochers vont apparaître, s’aligner puis disparaître dans l’obscurité du soir. « Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase […] demandant un crayon et du papier au docteur, je composais […] [puis quand] j’eus fini de l’écrire, je me trouvais si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.5» Ainsi naquit l’écrivain. Un alchimiste que je jalouse, que j’invoque quand je peine à écrire parce que je m’enlise dans la narration.27 octobre. Dans une longue interview dans le journal allemand Der Spiegel6, Michel Houellebecq affirme : « Ce qui est amusant avec Proust, c’est qu’on cite toujours les mêmes passages, son analyse effroyablement méchante et raffinée de la comédie mondaine. Peut-être accordait-il plus de prix à ses considérations sur la toponymie des villages français, ou à son analyse des mécanismes de la jalousie ; mais non, ce qui plaît aux gens, ce sont les dîners chez les duchesses ; et à moi aussi d’ailleurs. » Suis-je comme tout le monde ? Est-ce que Un amour de Swann n’est que la respectable version littéraire d’un article de Closer ? Si comme Houellebecq je ne dédaigne pas ces longues observations de soirées mondaines — au moment de la parution de l’article j’étais avec Swann chez Madame de Saint-Euverte en compagnie de la Princesse des Laumes — c’est qu’elles ne sont prétextes qu’à de savoureux portraits où situations, gestes, regards, dits et non-dits, gradués fidèlement de la bienveillance jusqu’à l’ironie, sont d’une acuité exceptionnelle. Je suis fasciné par ce paparazzi omniscient qui pénètre une intimité ou révèle un caractère par un regard, un geste ou une attitude. « Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer… » ou ce philosophe qui se fend d’une maxime, « [elle faisait] partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. »5 À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Combray, de Marcel Proust, Gallimard, Quarto, 2013.6 Der Spiegel. 27 octobre 2017. Page 99, Journal d’un lecteur • Page • 59Et le soir même, loin de la jalousie maladive de Swann et de l’indifférence mondaine et innocente d’Odette, je plongeais dans un court récit, un précis psychiatrique à lire d’une seule traite glaciale, Frappe-toi le cœur7 où d’une écriture presque glaciale, volontairement sèche, Amélie Nothomb dissèque à son tour d’autres expressions de la jalousie, la transformation du cruel narcissisme d’une jeune femme, Marie, en nocive jalousie à l’encontre de son ravissant bébé, Diane. « Il y avait une joie encore beaucoup plus puissante : il s’agissait de susciter la jalousie des autres. Quand Marie voyait les filles la regarder avec cette envie douloureuse, elle jouissait de leur supplice au point d’en avoir la bouche sèche. » Saut d’un siècle, changement de style et de ton, passage de la mondanité hypocrite des notables du XXe siècle de Proust à l’ascension égoïste des commerçants et mandarins de notre XXIe siècle.6 décembre soir. Chantal, ma compagne, me suggère, alors que j’étais à peine rasséréné par la résilience de Diane, de lire, tout aussi expressément, bien qu’il ne fût pas dans mon programme, Mangez-le si vous voulez8 de Jean Teulé. Récit, tantôt brut, tantôt sordidement baroque, de l’abominable lynchage d’un gentil innocent par des villageois subitement rendus fous par la crainte d’un ennemi imaginaire, la haine de l’étranger, le Prussien, et la dévotion envers un autocrate, Napoléon III. Alors que je me demandais s’il était vraiment utile de développer sur 120 pages ce morbide et honteux fait divers — contemporain de la naissance de Proust, d’où mon entorse à la règle —, s’il était digne de l’avoir lu jusqu’au bout, je tombe, estomac noué, colère impuissante ravalée, sur trois colonnes du journal Le Monde, « En Syrie, le viol était le maître mot9», le témoignage d’Hasna Al-Hariri, le calvaire des femmes syriennes, la perte des leurs, l’emprisonnement, les tortures et le viol, et, si elles en ressortent vivantes, le bannissement de leurs propres familles. Face à la fiction et à la réalité, à la mémoire et à l’actualité, à la révolte et à l’indifférence, au déni, quel est le pouvoir de l’auteur ? Quelle est la posture du lecteur ? Dès le lendemain matin, je recherchais une lecture reposée, un temps serein, une oasis à l’ombre des jeunes filles en fleur. D’où vient mon plaisir de lecteur ? Est-ce démodé, anachronique, que je me délecte en écoutant le phrasé, que je savoure le désuet, « J’aimerais mieux ne pas y aller, si cela doit vous affliger […] », que je sourie des inattendues comparaisons, « elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck […], comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de marbre les plus parfaits », que j’écoute la préciosité surannée des bavardages de salon, « En revanche il n’hésita pas à féliciter mon père de la “composition” de son portefeuille “d’un goût très sûr, très délicat, très fin”. On aurait dit qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles, et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose comme un mérite esthétique. »7 Frappe-toi le cœur, d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2017.8 Mangez-le si vous voulez, de Jean Teulé, Julliard, 2009.9 Le Monde du 6 décembre 2017 – Article de Annick Cogean. Next >