La cure
Premier jour ; une surface lisse, couleur ivoire, deux bulles incongrues tant la densité du liquide qui porte mon corps est épaisse, juste au centre de la piscine dans un gargouillement obscène, l’aspiration du trop-plein de recyclage, nettoyage, chauffage et désinfection, et en face de moi six visages qui émergent, yeux fermés sous leurs bonnets de bain, blancs d’une ablution aux boues de kaolin qui les font ressembler aux photos de mages indiens des bords du Gange que vient de m’envoyer Jean-Philippe, blanc qui peine à masquer les rides, les yeux pochés, les cous fripés des vieillardes — suis-je méchant ? — des vieilles sagement rangées dans leurs cages d’aluminium, ces barres où je m’accroche aussi pour ne pas laisser mon corps basculer, mes fesses remonter en surface et mon ventre émerger comme une baleine blanche qui se serait échouée dans ces bains qui nous mettent en état d’apesanteur, où l’on doit se taire, se laisse aller, méditer si c’est possible, s’abandonner.
Méditer ! Je n’ai que cela à faire. Je décide de leur tourner le dos, m’accroche aux deux barres, prends la position du tailleur, une posture d’un bouddha en apesanteur dans un chaud nuage, et médite sur la vieillesse.
Car ici, en ce mois de juin, je viens soudain de basculer, dans un autre monde, le monde des cures, bien éloigné des publicités où de beaux visages féminins, de sveltes silhouettes en peignoirs blancs errent dans les faïences des thermes romains.
Ça claudique, ça marche à petit pas, ça prend l’ascenseur, ça baisse la nuque, ça tremble parfois, ça boudine ou ça déborde. On se reconnaît, on se nomme ou se prénomme selon que l’on s’y retrouve chaque année, on se bisouque.
On ne s’est pas vu vieillir, où déjà vieux au départ, on salue la momification pérenne des corps ; on salue l’entretien que l’on prend de soi.
N’y aurait-il pas un sportif dans la salle où un jeune accidenté en réparation ? Ce ne doit pas être la saison. Ils, elles sont rares, je m’accroche à eux, à elles, espère prétentieusement être, dans les yeux des autres curistes, plus proche de ceux-là que de la grande majorité. Je me raccroche aux tendres regards de Chantal qui pour moi fait encore partie de la minorité que j’espère rester la nôtre.
Je médite donc. C’est comme une exploration. Exploration de ce que serait la vie en maison de retraite. On prend soin de vous tout en bienveillants et sincères sourires : comment ça va ce matin ? bien ? pas de douleurs ? non. On s’occupe de tout : n’oubliez pas cet après-midi excursion à Banyuls ; à dix heures, quand vous sortirez, n’oubliez pas d’aller prendre une part de clafoutis aux cerises, spécialement fait pour vous, maison ; à la tisanerie n’oubliez pas de prendre votre tisane vivifiante, digestive, apaisante ou relaxante. On vous rajeunit, à la piscine, sous les ordres d’un jeune gymnaste souriant, dynamique, épaules larges, taille mince, pectoraux et abdominaux que l’on devine sous le maillot moulant : serrez le périné ; collez le sacrum ; rentrez le ventre ; baissez les épaules ; fermez les omoplates ; baissez le menton ; étirez la colonne vertébrale ; on se grandit ! on se grandit ! Tous s’appliquent. C’est rassurant. Ils sentent encore quelque chose, muscle… ou rhumatisme, c’est selon.
Nous avons fini par fuir les tisanes, la chaleur tropicale des thermes anciens. Vite la rue, l’air frais, le soleil et vent du Roussillon. Marcher, faire les courses, dévorer des yeux les fruits mûrs cueillis la veille, juteux, goûteux, soyeux ; abricots, pêches et brugnons.
Bref la vie, la vraie.
Nous avons pris un studio. J’échappe ainsi aux repas calibrés, aux calories comptées. Il me reste encore quelque chose à faire. Nous n’avons donc pas fait l’exploration complète de la vie en maison de retraite.
Hier, dimanche, journée libre.
Sac à dos sur les dorsaux, écharpe légère autour des cervicales, pantalon de randonnée serré sur les lombaires. Nous montons. Ça monte raide. Le Canigou nous domine. Amélie-les-Bains se rapetisse comme dans « La chèvre de Monsieur Seguin ». Puis ça descend tout aussi raide. Mes genoux tiennent bon, comme neufs. Est-ce la cure ? Peut-être ?
En tout cas nous sommes encore verts.
Nous oublions vite ces questions que nous nous sommes quand même posées. Reviendrons-nous ? Pas sûr. Pas pour l’instant.