Boris et moi.
En seconde, j’ai eu ma période Boris Vian. Je pense que tout y est passé. Obsessionnelles lectures et écoutes des rares enregistrements comblant études de trois heures, soirées d’internat après l’extinction des feux — lampe sous les couvertures — week-end dans la solitude d’une maison familiale où ma famille, expatriée, ne me rejoignait que pour les vacances scolaires.
L’imagination débridée de « L’écume des jours », la provocation de « Fais moi mal Johnny », la libératrice pornographie de « J’irai cracher sur vos tombes », la poésie de « Je voudrais pas crever », l’insoumission du « déserteur » s’agrégeaient dans mon for intérieur comme un catalogue de potentielles atteintes aux bonnes mœurs.
Madame Delmas chassait les « il-y-a », les « mais » et les « puis », les « or-ni-car », les répétitions, appliquant, à la virgule près, les instructions pédagogiques parmi lesquelles figurait l’étude de Stendhal. Nous devions tous tomber sous le charme de la « Chartreuse de Parme ». « À la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses chateaux, son amour s’exalta, il devint fou et parla de se brûler la cervelle, chose inusitée dans les pays à Enfer. Imaginez la princesse recevant la lettre d’adieu dans son boudoir et développez ses émotions.»
Comme mes camarades, j’étais resté devant ma feuille essayant vainement de ressusciter les états d’âmes de ces personnages du 19ème siècle dans un aristocratique boudoir, un coupe-papier descellant le cachet. Colin surgit. Qu’aurait-il écrit à Chloé ? Se serait-il suicidé à la tisane de nénuphar ? Les mots s’enchaînèrent soudain dans un délire d’adjectifs inattendus, de boudoirs floconneux suspendus dans les airs, de concoctions mortelles au laurier rose, d’amour insatiable et la peur terrifiante d’être déçu. Les larmes de Chloé remplirent des baignoires décuplant la croissance du nénuphar. Ma plume noircissait les pages, roborative, sans rature. Mes camarades se tortillaient sur leur siège, plume en l’air, princesse et boudoir définitivement inaccessibles. Seule Camille se relisait consciencieusement chassant les quelques « encore et comment » qui auraient échappé à sa vigilance.
Est-ce que ma prodigalité avait intrigué Madame Delmas ? Dès que la sonnerie retentit, elle s’empressa de ramasser la copie que je lui tendais fier de mon inspiration, fidèle à ce Boris qui souriait en moi. Elle parcouru rapidement les premières lignes. « Monsieur Perguet, je ramasse les autres, puis vous m’accompagnerez chez le proviseur ».
J’écopais d’un zéro et d’un avertissement.
C’est mon professeur de mathématique, professeur principal, qui me remis ma copie, tout en m’informant de la sanction et concluant par « Monsieur Perguet, personnellement j’ai beaucoup aimé. »