Insoupçonnables vérités

Le fragment de papyrus appartient à un collectionneur privé. PHOTO KAREN L. KING (extrait de National Geographics – 2014)

Remarque : Ce texte, qui intègre quelques éléments réels, reste une fiction.

C’est grâce à mon nom, Guillaume de Baskerville, descendant direct d’une lignée de moines enquêteurs que je fus chargé de cette enquête.

En aparté, ne vous étonnez pas de cette insoupçonnable lignée… de moines ? N’est-ce pas à Adso, le novice qui accompagnait mon aïeul, après — je cite — qu’une « jeune fille lui ait apparu ainsi que la vierge noire mais toute belle dont parle le Cantique, émit un gémissement étouffé de chèvre attendrie, défit les lacets qui retenaient encore sa robe sur sa poitrine et qu’elle fit glisser de son son corps la tunique, resta devant lui comme Ève devait être apparue à Adam au jardin de l’Éden, et lui ait fait perdre le sens » 1, n’est-ce donc pas à Adso que mon aïeul Guillaume de Baskerville dit : « Et d’ailleurs [il me semble normal] qu’un moine, au moins une fois dans sa vie, ait une expérience de la passion charnelle de façon à pouvoir être un jour indulgent et compréhensif avec les pécheurs auxquels il donnera conseil et réconfort… » 2 Recommandation que nous prîmes tous à la lettre, y croyant dur comme l’Évangile, et qui fut — notre noviciat et le port d’une aube de bure n’ayant pas l’effet délétère des contemporaines paternités tardives et surtout du port d’un jean trop étroit — à l’origine d’une insoupçonnable descendance élevée en monastère, pérennisant le nom et la fonction des Guillaume de Baskerville, et dont je suis le 28ème héritier.

Revenons au sujet. À l’automne 2021, alors que nous étions tous confinés à cause d’un virus attribué à quelques chiroptères chinois, je reçus, par la messagerie Télégram, la photographie d’un papyrus, un petit fragment de six centimètres sur trois. L’expéditeur du message était Monseigneur V. M. F., préfet du Dicastère pour la Doctrine de la Foi, et premier conseillé du Pape François : « Pouvez-vous, quels qu’en soit les moyens, quel qu’en soit le coût, tuer dans l’œuf cette insoupçonnable vérité que révèle ce papyrus prétendument daté du 7ème ou 8ème siècle. Photographie qui s’est viralement diffusée sur Internet et que beaucoup désignent désormais comme l’Évangile de l’épouse de Jésus Christ. Cette insoupçonnable vérité nous met dans une situation insoutenable. Trouvez tous les moyens de démontrer que c’est un faux ».

Quel ne fut mon étonnement : l’Épouse de Jésus Christ ! Une révélation qui résonne fort alors que des débats sur le rôle de la femme dans la Chrétienté agitent les paroisses. Nous autres franciscains savions que les femmes furent les plus fervents artisans de la Chrétienté des dans un Empire romain hostile. À cette époque les chrétiens ne discutaient pas du statut marital de Jésus. L’affirmation de son célibat n’a commencé que vers la fin du 2ème siècle, jusqu’à ce que, lors du synode d’Ancyre et du synode de Néocésarée, au début du 4ème siècle, il fût décidé que les prêtres et les diacres ne doivent plus se marier après avoir été ordonnés. Et surtout ne pas pratiquer l’insoupçonnable dépucelage de tous les Guillaumes de Baskerville, fornication qui n’est jamais suivie par un quelconque vœu… de mariage. Et que dire aussi, si tel est le cas, du vœu de chasteté des religieuses.

Ce texte est écrit en copte, langue que j’ai apprise lors d’une de mes nombreuses retraites dans la bibliothèque du monastère de Ronchères. Et effectivement, les mots « Jésus leur dit : Mon épouse (…) elle pourra être ma disciple (…) » me sautèrent aux yeux.

C’est un tout petit morceau de papyrus, à peine plus grand que la paume de ma main. Les mots contestables y sont étrangement situés au centre comme si ce fragment a été découpé pour devenir une pièce à conviction à cause de l’incongruité d’une insoupçonnable réalité : Jésus n’était pas célibataire.

Je repris la lecture du texte. En si peu de mots, quelques fautes grossières de grammaire et quelques fautes d’orthographe me suggérèrent une vulgaire contrefaçon ou, tout au plus, une modification apportée à l’original, ce que l’on appelle communément une forgerie. Ne serait-ce pas le mot « une femme » qui aurait été intentionnellement remplacé par « mon épouse » ? Ne serait-ce pas la manipulation d’une féministe catholique revendiquant le droit à l’ordination sacerdotale, ou d’un prêtre qui exige l’abolition du célibat ?

Une antique « fake new » !

Une brève recherche sur internet me démontra que c’était une trop facile hypothèse : le papyrus appartient à un égyptologue américain. C’est donc vers mes réseaux franciscains des États-Unis que je me suis tournés. Il leur fut relativement facile de confier le papyrus aux meilleurs laboratoires universitaires ; sous haute protection car toutes les congrégations réactionnaires commençaient déjà à s’affronter au plus réformistes, certaines Églises réformées suggérant même que Jésus ait eu un fils. Quant aux autres religions du livre, démontrer que Jésus était un simple prophète et nullement l’envoyé de Dieu sur la terre était une véritable aubaine. Les caricaturistes, les humoristes s’en emparaient à qui mieux mieux. Quelques conférences théologiques dégénéraient laissant craindre une imminente reprise de la guerre de religion qui enflamma l’Europe au 16ème siècle.

Je patientais, relancé de plus en plus fréquemment par le dicastère pour la Doctrine de la foi, quand enfin des chimistes du MIT confirmèrent l’origine et la datation du papyrus, la même, affirmaient-ils, qu’un exemplaire de l’Évangile selon Saint Jean en leur possession. Puis quelques jours plus tard ce furent les scientifiques de l’université de Columbia qui certifièrent l’encre et ses pigments avaient la même composition que ceux utilisés dans d’autres textes anciens. Rien ne suggérait qu’elle eut été fabriquée et appliquée récemment. Enfin, une analyse au rayon X du laboratoire de physique d’Harvard démontra qu’aucune mention aurait été effacée ou grattée pour y substituer « mon épouse » et que datation au carbone datait le fragment entre 659 et 869.

Le parchemin était donc insoupçonnable. Cette vérité conséquente, Jésus avait une épouse, était insoupçonnable !

Je contactais donc le Dicastère. Mon honnêteté m’interdisait de cacher les résultats de ces études qui seraient de toute façon rapidement diffusées par une revue scientifique.

Honnêteté certes, mais surtout l’émergence d’une profonde nostalgie, d’un insoupçonné remords.

Me hante depuis le Cantique des cantiques :

« Tes yeux palombes à travers ton litham ; tes cheveux tel un troupeau de caprins qui dévalent du mont Guil’ad.

Tes dents tel un troupeau de tondues qui montent de la baignade ; oui, toutes jumelées, sans manquantes en elles.

Tes lèvres, tel un fil d’écarlate ; telle une tranche de grenade, ta tempe à travers ton litham ;

Et telle la tour de David, ton cou, bâti pour les trophées : mille pavois et tous les carquois des héros y sont suspendus.

Tes deux seins, tels deux faons, jumeaux de la gazelle, pâturent dans les lotus.

Avant que le jour se gonfle et s’enfuient les ombres, j’irai vers moi-même au mont de la myrrhe, à la colline de l’oliban.

Toi, toute belle, ma compagne, sans vice en toi. » 3

Je me passe depuis en boucle le Cantique des Cantiques interprété par Alain Bashung et Chloé Mons. Je relis inlassablement « L’après complies, du troisième jour » dans « Le Nom de la rose » d’Umberto Eco qui relate la séduction amoureuse d’Adso.

Pendant que le Dicastère de la Doctrine de la foi lançait, malgré moi, sa contre-offensive, usant des mêmes recettes que l’inquisiteur Bernard Gui : la moralité du propriétaire du Papyrus (qui gagnait sa vie — l’Égyptologue ne nourrissant pas son homme — en faisant commerce de pornographie sur Internet) ainsi que l’honnêteté de sa femme (qui a écrit un très lucratif « Livre des vérités universelles » qui lui auraient été dictées par « les anges »). Il déclara que, foi de chrétien, ce papyrus n’est rien de plus qu’une forgerie bien exécutée, mettant à nouveau la Foi au-dessus de la science. S’attirant le support de toutes les religions du monde, l’affaire fut ainsi classée et oubliée.

Quant à moi, cette insoupçonnable vérité réveilla l’insoupçonnable ferveur de mon premier amour. M’as-tu attendue, tout ce temps, ma gazelle ? Comme dans le Cantique j’espère et je prie :

« Ma palombe aux fentes du rocher, au secret de la marche, fais-moi voir ta vue, fais-moi entendre ta voix !

Oui, ta voix est suave, ta vue harmonieuse.

Jardin fermé, ma soeur-fiancée, onde fermée, source scellée !

Tes effluves seront un paradis de grenades, avec le fruit des succulences, nard, safran, canne et cinnamome, avec tous les bois d’oliban, myrrhe, aloès, avec toutes les têtes d’aromates !

Tu seras source des jardins, puits, eaux vives, liquides du Lebanôn !

Éveille-toi, aquilon ! Viens ! Gonfle mon jardin !

Que ruissellent nos aromates ! » 4

  1. « Le nom de la rose » d’Umberto Eco
  2. « Le nom de la rose » d’Umberto Eco
  3. « Le Cantique des Cantiques » Bible de 2001 chez Bayard
  4. « Le Cantique des Cantiques » Bible de 2001 chez Bayard