La leçon de 1980…

J’ai lu dans « Le Monde » ce matin 26 mars 2020 : « Accusant l’exécutif d’impréparation ou de manque de réaction face à la crise, responsables de l’opposition et membres du monde de la santé annoncent le lancement d’enquêtes parlementaires ou de procédures pénales. C’est un sujet tabou, qui représente pourtant une source d’inquiétude majeure au sommet de l’État : la peur d’éventuelles poursuites judiciaires contre des membres du gouvernement suite à la gestion de la crise du coronavirus. […]  Une véritable épée de Damoclès pour le pouvoir. […] Avec un mot d’ordre : le sommet de l’État devra « rendre des comptes ». […] Autant de déclarations qui agacent dans les coulisses du pouvoir. Sous le vernis de l’unité nationale affichée, ces annonces sont ressenties clairement comme des menaces… en mettant aux ministres et aux services une pression supplémentaire en plus de celle, déjà lourde, qu’ils supportent. […] Une commission d’enquête peut déboucher sur des sanctions pénales. »

Est-ce que cela peut provoquer une disparition brutale de l’oligarchie politique, financière et intellectuelle, par abandon (note du lecteur : par découragement…), puis les forfaits successifs des accusés d’hier, enfin ceux des accusateurs d’aujourd’hui et de demain ?

Voici donc quelques extraits d’une nouvelle de Dino Buzzati – que je viens de relire aussitôt – tirée du recueil « Le K [1] ». Dystopie pour les uns, utopie pour les autres, chacun s’y retrouvera.

LA LEÇON DE 1980  (prophétie ? 2021 ?)

Excédé à la fin par tant de querelles, le Père éternel décida de donner aux hommes une leçon salutaire.

À minuit précis, le mardi 31 décembre 1979, le chef du gouvernement soviétique, Piotr Semionovitch Kurulin, mourut subitement. Il trinquait justement à la nouvelle année, lors d’une réception donnée en l’honneur des représentants de la Fédération des Démocraties de l’Afrique orientale – et il en était à son douzième verre de vodka – lorsque le sourire s’éteignit sur ses lèvres et qu’il s’écroula par terre comme un sac de ciment, au milieu de la consternation générale.

Le monde fut ébranlé par des réactions opposées. 

[…] Une semaine après, à minuit précis, le mardi 7 janvier, quelque chose qui ressemblait fort à un infarctus, terrassa à sa table de travail, tandis qu’il conférait avec le secrétaire à la marine de guerre, le président des États-Unis, Samuel E. Fredrikson, le valeureux technicien et pionnier, symbole de l’intrépide esprit national, qui avait été le premier Américain à poser le pied sur la Lune.

Le fait qu’à une semaine d’intervalle exactement, les deux plus grands antagonistes du conflit mondial aient disparu de la scène provoqua une émotion indicible. Et qui plus est à minuit tous les deux ? On parla d’assassinat fomenté par une secte secrète, certains firent des suppositions abracadabrantes sur l’intervention de forces supraterrestres, d’autres allèrent même jusqu’à soupçonner une sorte de « jugement de Dieu ». Les commentateurs politiques ne savaient plus à quel saint se vouer. Oui, bien sûr, ce pouvait être une pure coïncidence fortuite, mais l’hypothèse était difficile à avaler : d’autant que Kurulin et Fredrikson avaient joui jusqu’alors d’une santé de fer.

Pendant ce temps-là, à Moscou, l’intérim du pouvoir était assuré par un soviet collectif ; à Washington, selon la Constitution, la charge suprême passa automatiquement au vice-président Victor S. Klement, sage administrateur et juriste largement sexagénaire, jusque-là gouverneur du Nebraska.

La nuit du 14 janvier 1980, un mardi, lorsque la pendule placée sur la cheminée où flambaient des bûches eut sonné douze coups, Mr. Klement, qui était en train de lire un roman policier, assis dans son fauteuil au coin du feu, laissa tomber le livre, pencha doucement la tête en avant et ne bougea plus. Les soins que lui prodiguèrent ses familiers puis les médecins accourus ne servirent à rien. Klement, lui aussi, s’en était allé dans le monde de la majorité.

Cette fois une vague de terreur superstitieuse déferla sur l’univers. Non, on ne pouvait plus parler de hasard. Une puissance surhumaine s’était mise en mouvement pour frapper à échéance fixe, avec une précision toute mathématique, les grands de ce monde. Et les observateurs les plus perspicaces crurent avoir décelé le mécanisme de l’effroyable phénomène : par décret supérieur, la mort enlevait, chaque semaine, celui qui, à ce moment-là, était, parmi les hommes, le plus puissant de tous.

Trois cas, même très étranges, ne permettent certes pas de formuler une loi. Cette interprétation toutefois frappa les esprits et un point d’interrogation angoissé se posa : à qui le tour mardi prochain ? Après Kurulin, Fredrikson et Klement, quel était l’homme le plus puissant de l’univers destiné à périr ? Dans le monde entier une fièvre de paris se déclencha pour cette course à la mort.

La tension des esprits en fit une semaine inoubliable : Plus d’un chef d’État était tiraillé entre l’orgueil et la peur : d’une part l’idée d’être choisi pour le sacrifice de la nuit du mardi le flattait parce que c’était un critère évident de sa propre autorité ; d’autre part, l’instinct de conservation faisait entendre sa voix. Le matin du 21 janvier, Lu Tchi-min, le très secret et mystérieux chef de la Chine, convaincu plus ou moins présomptueusement que son tour était venu, et pour bien manifester son libre arbitre vis-à-vis de la volonté de l’Éternel, athée comme il l’était, se donna la mort.

[…] Et puis, toujours à minuit, le cinquième mardi, le sixième et le septième, Hosei, le vice-président de la Chine, Phat el-Nissam, l’éminence grise du Caire, ainsi que le vénérable Kaltenbrenner, surnommé encore « le sultan de la Ruhr », furent éliminés du jeu.

Par la suite, les victimes furent fauchées parmi des hommes de moindre envergure. La défection des titulaires épouvantés avait laissé inoccupés les postes éminents de commandement. 

[…] Au bout de deux mois, il n’y avait plus un dictateur, plus un chef de gouvernement, plus un leader de grand parti, un président-directeur général de grosse industrie. Fantastique ! Tous démissionnaires. Il ne resta à la tête des nations et des grandes firmes que des commissions de collèges paritaires où chaque membre se gardait bien d’attirer l’attention sur lui. Dans le même temps, les hommes les plus riches du monde se débarrassaient en toute hâte de leur incroyable accumulation de milliards par de gigantesques donations à des œuvres sociales, à des mécénats artistiques.

[…] Dans les litiges, qu’ils soient internationaux, nationaux ou privés, chacun donnait raison à l’adversaire, cherchait à être le plus faible, le plus soumis, le plus dépouillé. […] Les capitalistes cédaient leurs entreprises aux travailleurs et les travailleurs les suppliaient de bien vouloir les conserver. En quelques jours on arriva à un accord sur le désarmement général. On fit exploser les vieux stocks de bombes dans les environs de Saturne qui en eut deux anneaux brisés.

Six mois ne s’étaient pas écoulés que toute ombre de conflit, même local, s’était dissipée. Que dis-je, de conflit ? Il n’y avait plus de controverses, de haines, de disputes, de polémiques, d’animosité. Finies la course au pouvoir et l’idée fixe de la domination ! Et l’on vit alors s’établir partout la justice et la paix, dont, grâce au Ciel, nous jouissons toujours quinze ans après. Car si quelque ambitieux oublieux de la leçon de 1980 tente de lever la tête au-dessus des autres, la faux invisible, tzac ! la lui tranche, toujours le mardi, à minuit.

Les « exécutions » hebdomadaires cessèrent vers la mi-octobre. Elles n’étaient plus nécessaires.

Une quarantaine d’infarctus judicieusement distribués avaient suffi pour arranger les choses sur la Terre. Les dernières victimes furent des figures de second plan, mais le marché mondial n’offrait rien de mieux… 

Oui, il y aura peut-être un après…


[1] Le K, de Dino Buzzati publié chez Pocket en 2002. Traduction de Jacqueline Remillet.