Schizophrénie politique, d’Owen à Macron.

Nouvelle vision de la société de Robert Owen. Édition des Atelier de création libertaire. 2012

« [Un] monde d’insécurité et d’incohérence faisant de la société, au travers de toutes ses ramifications, un lieu où règnent l’hypocrisie et l’inaction. C’est ainsi que le monde s’est acheminé vers son état actuel ; ses fléaux se sont accrus, et continuent à s’accroître sans cesse, réclamant à haute voix d’efficaces mesures de redressement sans lesquelles, si nous attendons plus longtemps, s’ensuivra un désordre généralisé. Mais on a fait souvent des tentatives pour remédier à ce mal, diront ceux qui n’ont pas sérieusement considéré la question, et cependant toutes ont échoué.[1] » Le 12 septembre, pendant que je recopie ces propos de Robert Owen extraits du premier essai de Nouvelle vision de la société (1816), le 12 septembre 2017, quelques-uns de mes amis défilent contre une loi qui casserait les protections du travailleur et s’insurgent contre un choix de mots, « fainéants, cyniques et extrêmes » qui désignent pourtant les mêmes hypocrites et inactifs que dénonçait Owen au début du 19e siècle, quand 90 % de la population vivait dans la misère tout en ayant du travail et que la majorité d’entre eux se trouvaient menacés par une révolution industrielle, la mécanisation.

« Les uns prétendent que c’est de l’initiative des citoyens que les réformes doivent surgir ; les autres, que l’État seul est en situation d’apporter une solution convenable au conflit des divers acteurs sociaux. Enfin, l’embarras est tout aussi grand devant cette question : par quelles réformes convient-il de commencer ? Il est urgent d’en finir avec ces hésitations, en mettant en lumière les trois réformes qui peuvent servir de base à toutes les autres, ouvrir la marche vers le progrès social, et nous garantir contre les dangers pressentis par tout le monde intelligent. » écrivait, en 1880, Jean-Baptiste Godin qui a déjà cédé son usine (les poêles Godin, N° 1 mondial du chauffage) à l’association sociale du Familistère de Guise : habitat écologique, école mixte et laïque, obligatoire de la crèche à la formation professionnelle jusqu’à 14 ans, bourses en école d’ingénieur ou école normale d’instituteur pour les plus brillants, égalité des hommes et des femmes et parité dans les commissions dirigeantes.

Vers une république du Travail. Éditions de la Villette. 1998

Mais il a prévenu ses successeurs, la réhabilitation du travail impose une organisation de la Société qui inaugure un nouveau type de relations entre les partenaires sociaux : l’association capital-travail.

« La concurrence industrielle produit une tendance permanente à la Baisse des Salaires, et cette tendance n’est combattue que par la Résistance incessante du Travail. Le Chef d’Industrie perd de vue que le Travail a pour unique but d’améliorer la Vie, et que c’est par l’amélioration de celle des travailleurs qu’il serait juste de commencer. Il ne voit que les nécessités de son industrie, que le besoin d’écouler ses produits. De là, difficulté d’élever les salaires quand les autres industries ne les élèvent pas.

Les ouvriers, de leur côté, ne peuvent tenir compte d’un état de choses qui est la négation de la Justice et de leurs Droits. Ils y résistent, et, faute de pouvoir décréter le minimum de salaire d’une manière générale pour chaque genre d’industrie, ils organisent des grèves locales qui n’ont guère d’autre influence que celle de montrer le mal profond du travail moderne, et l’antagonisme déplorable entre les chefs d’Industrie et les Ouvriers… » Et Godin de développer l’inutilité des grèves, l’augmentation de salaire en palliatif momentané sans portée réelle, pour proposer de changer de tactique et de placer les revendications ouvrières sur le terrain des réformes légales… du savoir et de l’intelligenceObligation du dialogue social, Association Coopérative et Formation continue . Elles ont été son combat — je devrais dire leur combat tant Marie Moret, sa compagne, y était associée — et, au Familistère de Guise, leur réussite.

Dans Solutions Sociales, son premier livre (1871) dans lequel Godin expliquait en détail leur projet et la réalisation du Familistère, tout un chapitre est consacré à l’utilisation du capital et de ses nécessaires bénéfices, fruit du travail industriel et coopératif : Trois tiers, un pour l’investissement industriel et la recherche, un dans le social, un en provision pour couvrir les aléas. Et, dans une note au conseil de gérance, il prévenait que la priorité était la Recherche et Développement qui les protégerait de la concurrence étrangère et des pays à bas coûts.

Avertissement prémonitoire ! En 1968, un siècle plus tard, l’Association qui avait sous-investi, négligeant l’indispensable vigilance industrielle, rate l’ère du chauffage électrique, mais aussi distribue ses bénéfices décroissants en avantages salariaux permanents (13e et 14e mois…). ce qu’elle aurait dû consacrer à la recherche, et proche de la faillite, doit se résoudre à vendre l’usine à un concurrent et à céder l’habitat à un office municipal. Fin tragique qui m’interpelle et m’a fait me passionner au point d’écrire un roman sur l’utopie prophétique de Godin et les expérimentations pédagogiques de sa compagne Marie Moret.

Suis-je atteint de schizophrénie politique ? Comment est-il possible de se passionner sur le « fouriérisme » réaliste de Jean-Baptiste Godin et les coopératives, au point d’être en train d’en faire un roman, de militer avec le collectif Roosevelt[2] pour la semaine de quatre jours (en l’ayant expérimenté moi-même pendant quatre ans), et, en même temps, d’avoir soutenu activement la campagne d’Emmanuel Macron et de continuer à en relayer, quand nécessaire, les actions ?

Dans les mouvements sociaux actuels, je suis exaspéré, et pas loin d’être désespéré, par la méfiance envers les employeurs, patrons ou dirigeants, les cadre supérieur ou hauts fonctionnaires. Mais pourtant, Robert Owen et Jean-Baptiste Godin (tout comme Antoine Riboud, PDG de Danone, qui proposait en 2007 de passer à la semaine de 4 jours) étaient des patrons. Owen, patron de filatures employant jusqu’à 5 000 personnes, a fortement investi massivement dans les métiers à tisser tout en changeant radicalement le niveau de vie et la formation des ouvriers, mais se heurtera au doute et à la suspicion des ouvriers jusqu’à l’échec. Godin, ayant distribué les actions de la  toute jeune société coopérative verra, médusé, les compagnons sceptiques les jeter dans l’Oise. J’ai, moi-même, dans 5 entreprises, dont deux multinationales et ma propre TPE, traversé la mécanisation, la robotique, l’informatique traditionnelle puis internet — la révolution 2.0 —  et finalement les débuts du digital. J’ai été confronté à des plans de restructuration, tous les deux ans — aucun n’était sadique ou cynique — depuis… 1994, et je ne m’en suis sorti, comme la plupart de mes collègues, que par anticipation, formation continue, curiosité technologique et organisationnelle et aussi quelques changement d’entreprise. Heureusement, j’avais appris et aimer apprendre. Aucune vague technologique ne m’aurait laisser survivre plus de 5 à 10 ans dans les fonctions que j’occupais précédemment.

C’est pour cela que dans la loi travail, et, surtout, la refonte de la formation professionnelle qui doit suivre, tout ce qui permet d’anticiper, de co-construire, d’impliquer et de former m’interpelle positivement. Mon inquiétude est la réelle capacité et l’envie des gens à se former. C’est hélas le seul antidote face aux transformations qui nous attendent. Bien qu’il reste encore beaucoup à faire et que l’on soit passé à côté d’une occasion d’inscrire systématiquement la participation de représentants des salariés dans les conseils d’administration des  entreprises ainsi que de réduire le temps de travail à quatre jours de travail, pour mieux le partager. Mais j’espère, que cessant de regarder le verre à demi vide, les patrons ainsi que leurs employés se saisiront des CSE (Conseil Social et Économique), des Conseils d’Entreprise et des accords majoritaires pour tenter de remplir le verre.

Utopies Réalistes de Rutger Bregman. Le Seuil. Août 2017

Prolongeons donc ce délire schizophrénique en nous invitant tous à lire, si ce n’est déjà fait, « Utopies réalistes[3] » de Rutger Bregman (récemment paru chez Seuil, traduit par Jelia Amrali).

Un choc optimiste nous rappelant d’abord que nous vivons dans un pays de cocagne qui ne ressemble plus à celui de Robert Owen, où presque toute l’humanité était pauvre, affamée, sale, craintive, bête, laide et malade.

Mais que ce n’est pas pour cela que nous devons oublier nos utopies. Il reste trop de pauvres, trop d’inactifs, trop de mal éduqués (mais pas incultes), trop de migrants sans espoir.

Rutger Bregman nous secoue ! Et fait tomber de nombreux paradigmes.

Le Revenu de Base ?

Aux USA, Le président Nixon, conservateur républicain, l’avait porté à bras-le-corps. En 1973 le congrès l’a voté par deux fois. Mais le Sénat l’a bloqué sous prétexte que, dans les expérimentations faites, ce revenu, donnant de l’autonomie aux femmes, avait fait augmenter le nombre de divorce. C’était déjà à l’époque une « fake new ».

La semaine de quinze heures ? Dans les années cinquante, c’est ce que prévoyaient les économistes face au productivisme et à l’automatisation, pour la race des machinistes, pour les années 2000. Mais là, c’est l’inverse. En 1933 c’est le Sénat américain qui approuve la semaine de 30 heures et la Chambre qui la refuse.

La taxation des flux financiers ? La fin des frontières et des murs ?

Je vous laisse découvrir par vous-même.

C’est clair, documenté, érudit, dérangeant  car cassant a priori et certitudes… Et définitivement encourageant !

 

Soutenir un mouvement, ce n’est pas s’arrêter. Ce n’est pas se contenter de ce qui est en train d’être accompli et qu’il faut accompagner. Ce n’est pas oublier d’être critique ni force de proposition. Mais vouloir aller plus loin, ce n’est pas s’opposer systématiquement.

Oui, je continue à promouvoir le partage du temps de travail avec le collectif Roosevelt. Oui, je pense comme Thomas Piketty qu’il faut réduire les inégalités, instaurer un revenu de base et une Révolution fiscale[4].

Je suis rassuré. Par les exemples des personnalités de tout bord qui ont, tôt ou tard, soutenu ces « utopies réalistes », je sais que je ne suis pas schizophrène — Je vous rassure, je n’étais pas inquiet.

J’ai juste des opinions, qui peuvent – et devront –  évoluer, et patienter pour accompagner les transformations venir. Et prendre en compte la complexité du monde et de son évolution.

Surtout pas de certitudes.

 

 

[1] Nouvelle vision de la société. Robert Owen. Publié en 1816.

[2] http://collectif-Roosevelt.org

[3] Utopies Réalistes, de Rutger Bregman, traduit du hollandais par Jelia Amrali, Éditions du Seuil, août 2017.

[4] Pour une révolution fiscale de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, publié au Seuil/La république des idées en juin 2011. Site et simulation à http://revolution-fiscale.fr