Petit-Taxi

— Bonjour

—  Bonjour

— Gare de Casa Port, c’est bon ?

— C’est bon, montez. C’est à cinq minutes, à peine. À quelle heure est votre train ?

— Mais il faut avoir le temps d’acheter les billets.

— On a plus de temps qu’il n’en faut.

Le taxi démarre.

— Alors ? La Grande Mosquée, ça vous a plu ?

— C’est splendide. Même s’il y a trop de travaux sur l’esplanade en ce moment. Comme partout dans Casa d’ailleurs. Mais c’est beau.

— C’est… trop beau… Ça a coûté très cher. Nous l’avons tous payé ; elle nous a coûté. Moi, je n’y mets pas les pieds. Je vais prier ailleurs. Comme beaucoup. On n’a pas besoin que ce soit beau pour prier.— Mais ça a fait travailler des centaines d’artisans. Et maintenant ça fait venir les touristes… Ça paye les guides… et ça fait tourner les taxis !

— Un roi, avant de dépenser pour le luxe, il devrait s’assurer que son peuple ne manque de rien. C’est tout.

Silence, le taxi roule au ralenti bien que la circulation soit fluide à cette heure. Le chauffeur a envie de parler et, paradoxalement c’est lui qui questionne.

— Vous avez quel âge ?

— Soixante-six.

— Vous ne les faites pas. Moi j’en ai soixante-douze. Et toujours trois enfants à la maison. Trois garçons et deux filles. Les filles sont mariées et sont parties. Mais les gars sont au chômage. Célibataires. On n’a pas de femmes quand on n’a pas de travail. Alors c’est moi qui bosse pour tous. Pour vivre. Plutôt pour survivre.

— Ils ont des diplômes ?

— Un master… mais pas de travail. Vous savez, ici, soixante-dix pour cent des jeunes sont au chômage1. Particulièrement les diplômés.

— Pourtant, il y a des travaux partout dans Casa. Le bâtiment doit embaucher.

— Des manœuvres oui. Pas des diplômés. L’aîné a fait sciences sociales. L’autre de la communication. Et le troisième, commerce international. Rien ! Pas de boulot.

Le taxi roule de plus en plus lentement. On sent que la gare approche mais qu’il faut que cela sorte jusqu’au bout.

— Ils ne sont pas partis à l’étranger ?

— Pas possible. Pas de visa. Aujourd’hui c’est plus possible d’obtenir un visa.

— Même pour le Canada ? Pourtant ils cherchent des jeunes francophones là-bas.

— Walou ! Pas de visa non plus. Ils auraient dû faire de l’informatique ou des sciences. Là-bas, comme ici, on n’a pas besoin de littéraires.

— Je comprends. Désolé.

Silence gêné. Le taxi s’arrête devant la gare.

— Combien ?

— Quinze dirhams

— J’ai vingt. C’est bon gardez tout. Au revoir.

— À la prochaine, Inch Allah !

Trop beau… pour être juste.


1 : Statistique erronée, perçue par le chauffeur de taxi. En réalité le taux de chômage au Maroc n’est pas si éloigné du nôtre, en général et chez les jeunes. Mais, la distribution est complètement différente. Si en France le diplôme protège du chômage, c’est l’inverse au Maroc, avec le même écart. Les emplois qualifiés y sont rares. C’est le BTP et l’agriculture qui sont les principaux pourvoyeurs d’emplois.