Sourires de bohèmes
Ils attendent tranquillement que les portes se ferment. L’un, la cinquantaine, serre sa vielle guitare folk. Ils ont l’air aussi usés l’un que l’autre ; le costume fatigué par des années de voyage n’a plus vraiment de couleur, d’un beige indéfinissable ; la caisse de la guitare avait du briller avant de devenir à son tour d’un beige mat sans éclat. Face à lui, un jeune homme ceint d’un accordéon, héritage aussi usé que son partenaire et la guitare.
Ce qui m’a sorti de ma lecture ce ne sont pas les notes de musique mais leur présence immobile et peut-être plus que tout encore, sûrement, l’irradiation de leur sourire. Attente que les portes se ferment pour commencer à jouer. Joie peut-être de jouer un morceau mille fois répété. J’attendais à mon tour.
Les portes ne se sont pas fermées ; figées comme leur sourire, comme leurs doigts sur les claviers et sur les cordes. Deux figures du musée Grévin.
S’agitant sur le quai, venant de la motrice, est arrivé un homme. Il nous a fallu quelques secondes pour comprendre que c’était le conducteur du métro qui venait les virer.
« Vous n’avez pas le droit de jouer, vous n’êtes pas homologués ! »
Il n’y avait ni haine, ni fureur dans cette injonction. Seulement la conviction d’un droit, d’un homme qui appliquait les consignes qu’il avait reçues. Pas un sourire, pas un signe de compassion, pas une ombre d’excuse, « excusez-moi je suis obligé ». La Loi quoi.
A ma grande surprise les musiciens n’ont pas râlés. Ils ont gardé leur calme, leurs yeux ont pétillé d’ironie. Ils sont sortis sourire aux lèvres. Le temps que le conducteur remonte la rame, ils se sont assis sur le banc d’en face. Les portes se sont fermées sur ces deux hommes qui riaient de leur mésaventure, de s’être fait voler le temps d’une ritournelle tzigane, le gain de quelque pièce et celui, peut-être, d’avoir distrait quelques minutes ces banlieusards, un vendredi soir.
Mais j’avais reçu bien plus. Une leçon d’optimisme. Leur rire avait effacé la soumission. De pauvres, vaincus par l’administration et le règlement qui protègent bourgeois bohème nantis d’un ticket de métro des vrais bohémiens, ils étaient devenus riches de leur humour, vainqueur de la médiocrité et de la morosité.
Une autre rame arriverait, quelques pièces sonneraient pour un peu moins de misère.
Ces gens là je les connais. Ils vivaient à côté de chez moi, dans un chemin creux de la forêt de Saint-Germain, au pied de la ligne de RER, dans des roulottes éventrées, des cabanes en carton. Ils faisaient la manche. Leurs femmes mendiaient dans le RER quand elles ne visitaient pas les poubelles de mon quartier. Ce sont des Rom. Nos résidus et nos aumones sont pour eux bien plus que ce qu’ils pourraient trouver en Roumanie où les Rom vivent encore comme des Parias.
J’ai parlé au passé, car, il y a plus de deux ans, à l’aube, un jour gris, les CRS ont bouclé le quartier, les grues ont fracassé les caravanes sous leurs yeux. Ils avaient été embarqués de force dans des bus, enfants et femmes pleurant sur leur misérable demeure. Le maire et quelques citadins, prévenus la veille, avaient vainement tenté de faire un rideau.
(voir note de fin de page et site de la FIPA)
J’ai retrouvé aussi, dans ces quelques instants, toute la force d’un film, Gatjo, que j’avais savouré au Pandora. Le premier film de Tony Gatlif, tourné en Roumanie. Un film qui dénonçait l’exclusion, la xénophobie. Le droit au voyage, à la liberté. La vie sans règle d’état, sans loi, sauf celles, séculaires, de leur culture, de la tribu. Le prix d’une liberté à payer en précarité, en misère, en maladie. Tout un monde cruel qui était transcendé, en permanence par la musique, les rires, les fêtes, l’amitié d’un peuple. Tout cela agissant comme une drogue effaçant les blessures de la vie
J’ai retrouvé, là, au pied de chez moi le même comportement et la même culture, inchangés, importés tout droit d’un exil, pas encore abdiqués.
Les mêmes sourires ; sourire contre Etat ; sourire comme état
Pour mémoire :
Achères, Yvelines, France. Depuis deux ans, Salcuta Filan, jeune femme rom de Roumanie, vit avec ses deux enfants et trente autres familles sur une bande de terre en bordure de la ville. Touchée par leur dénuement, la mairie n’a jamais pu se résoudre à les expulser. Mais début 2003, le nouveau gouvernement désigne les Roms comme un « problème à résoudre ». Le 5 mars, l’information tombe : la préfecture a prévu l’expulsion pour le lendemain matin. La ville se mobilise pendant la nuit et tente d’empêcher l’inévitable. La confrontation a lieu, mais 150 policiers encerclent le terrain et les caravanes sont détruites sous les yeux de leurs propriétaires. Achères prend alors une décision inattendue : les familles dont les enfants sont scolarisés doivent rester. Celle de Salcuta en fait partie. La mairie leur construit un terrain au coeur de la ville et décide d’affronter le préfet.
Photo et commentaire extrait du site de la FIPA. Le DVD est disponible.