Sur mes yeux ; « Ser çava » d’Elie Guillou
Sur mes yeux d’Elie Guillou au Théatre Antoine Vitez d’Ivry-Sur-Seine.
Elie est un chanteur public. Je l’ai connu en tant que tel : auteur, compositeur, interprète. Par quelques chansons lors du spectacle clôturant « findedroitdequeldroit » à Rennes. Puis par deux disques originaux et inspirés. L’un composé et interprété autour de rencontres inhérentes au voyage, un Paris-Brest à pied. L’autre sur les propositions que lui font des gens et qu’il, chanteur public, met en parole et en musique pour eux. Une écriture inventive, pertinente portée par une voix, une émotion.
Elie Guillou a longuement et souvent voyagé au Kurdistan pour aller à la rencontre des dengbêj, les chanteurs, conteurs, chroniqueurs kurdes.
De cela, il tire un témoignage, non pas un reportage de guerre (il n’est pas journaliste), ni un photoreportage (il n’est pas photographe bien qu’il soit parti avec François Legeait et Gaël Le Ny), mais une fiction théâtrale, un conte où il interprète magnifiquement plusieurs personnages — victimes, embrigadés, soldats ou bourreaux — habitant les uns et les autres d’un regard en coin, d’un écarquillement des yeux, d’une orientation de la tête, d’une moue dubitative, mêlant son texte aux chants contemporains d’un piano, d’une guitare et d’un violoncelle, usant des mélopées, des dissonances, des modulations tonales composées par BabX.
Une histoire de survie. Celle d’une femme qui veut, comme toutes les femmes, protéger son fils de la guerre et doit abriter tous ceux qui la fuient. Un enfant, naïf, curieux qui observe tout — le peuple revanchard et vengeur, le soldat qui doute, la femme de ménage muette, le canari en cage — puis, comme dans les intifadas d’ici ou d’ailleurs, défie les militaires avec des pierres.
Mais surtout, l’un des personnages est un vieux dengbêj, ce « troubadour » kurde, que réincarne Elie. Le chansonnier, qui a puisé, les récits dans ses rencontres avec les conteurs, et surtout, en les écoutant et pratiquant beaucoup, a acquis la douce rugosité des kh’, des rh’, des modulations de la gorge, des syncopes. J’étais fasciné par ces chants kurdes qui nous projetaient là-bas bien plus intensément que n’importe quelle photographie.
Scénographie simple d’un sol de charbon que traverse soudain une tache rouge sang en phase avec un jeu dépouillé, humble, qui accompagne un récit sans artifice, lourd d’émotions, de peur, de révolte, d’espérance et de désillusion, comme l’est, hélas, le quotidien d’une région occupée, d’un peuple sans nation, en état de guerre civile et ethnique. On en ressort secoué.
Moins que les Kurdes, hommes et femmes, surtout les femmes qui témoignaient, à la sortie du spectacle, de l’honnêteté du regard d’Élie autant que de la justesse, de l’authenticité des chants qu’il interprétait comme un des leurs.
Nota 1 : Vous voulez en savoir plus, sur ce projet. Prenez alors le temps de lire, ici, un excellent entretien avec Elie Guillou mené par Deniz Doğan pour le webmagazine Kedistan.
Nota 2 : Ou écoutez, ici, cette interview sur RFI dans l’émission « Danse des mots » du 5 janvier 2018.
Nota 3 : Le 19 janvier, la séance était précédée d’un exposé et un long échange avec Olivier Piot qui a réalisé de nombreux reportages dans les différentes régions du Kurdistan. Un temps nécessaire qui nous a permis de mieux appréhender les réalités historiques et politiques de la « question kurde » avant de plonger dans sa traduction théâtrale, puis l’envie de lire, du même Olivier Piot :Le peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient(Les Petits Matins, 2017).
Nota 4 : Cruelle coïncidence. Erdoğan vient de lancer, hier le 20 janvier, l’assaut de l’enclave kurde, syrienne, d’Afrin.